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— Quand est-ce que ça a commencé ?

Maigret désignait la femme.

— On ne m’avait pas prévenu...

— Tu mens !... Et les autres ? Où sont-ils ?

— Sans doute qu’ils sont partis...

— Quand ?

Maigret marchait vers lui, dur, les poings serrés. Il était capable, à ce moment, de frapper.

— Ils ont filé tout de suite après que le type a été descendu dans la rue, avoue-le ! Ils ont été plus malins que les autres. Ils n’ont pas attendu que les barrages de police soient en place.

Le patron ne répondait pas.

— Regarde ceci, avoue que tu le connais !

Il lui fourrait sous le nez la photographie de Victor Poliensky.

— Tu le connais ?

— Oui.

— Il vivait dans cette chambre ?

— À côté.

— Avec les autres ?... Et qui couchait avec cette femme ?

— Je vous jure que je n’en sais rien. Peut-être qu’ils étaient plusieurs…

Lucas remontait. Presque aussitôt on entendait dehors la sirène de l’ambulance. La femme eut un cri arraché par la douleur, mais aussitôt elle se mordit les lèvres et regarda les hommes avec défi.

— Écoute, Lucas, j’ai encore pour un bon moment ici. Tu iras avec elle. Tu ne la quitteras pas. Je veux dire que tu ne quitteras pas le couloir de l’hôpital. J’essayerai tout à l’heure de dénicher un traducteur tchèque.

D’autres locataires qu’on emmenait descendaient pesamment l’escalier, se heurtaient aux infirmiers qui montaient avec la civière. Tout cela, dans la mauvaise lumière, avait un air fantomatique. Cela ressemblait à un cauchemar, mais un cauchemar qui aurait senti la crasse et la sueur.

Maigret préféra passer à côté pendant que les infirmiers s’occupaient de la jeune femme.

— Où la conduis-tu ? demanda-t-il à Lucas.

— À Laennec. J’ai téléphoné à trois hôpitaux avant de trouver de la place.

Le patron de l’hôtel n’osait pas bouger et regardait le plancher d’un œil lugubre.

— Reste ici. Ferme la porte ! lui commanda Maigret quand le terrain fut libre. Et, maintenant, raconte.

— Je ne sais pas grand-chose, je vous jure.

— Ce soir, un inspecteur est venu et t’a montré la photo. Est-ce exact ?

— C’est exact.

— Tu as déclaré que tu ne connaissais pas le type.

— Pardon ! J’ai dit qu’il n’était pas client de l’hôtel.

— Comment ça ?

— Il n’est pas inscrit, ni la femme. C’est un autre qui est inscrit pour les deux chambres.

— Depuis combien de temps ?

— Environ cinq mois.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Serge Madok.

— C’est le chef ?

— Le chef de quoi ?

— Je vais te donner un bon conseil : ne fais pas l’idiot ! Sinon, nous irons poursuivre cette conversation ailleurs, et demain matin la boîte sera bouclée. Compris ?

— J’ai toujours été régulier.

— Sauf ce soir. Parle-moi de ton Serge Madok. Un Tchèque ?

— C’est ce qui est inscrit sur ses papiers. Ils parlent tous la même langue. Ce n’est pas du polonais, car j’ai l’habitude des Polonais.

— Quel âge ?

— Une trentaine d’années. Au début, il m’a dit qu’il travaillait en usine.

— Il travaillait réellement ?

— Non.

— Comment le sais-tu ?

— Parce qu’il restait ici toute la journée.

— Et les autres ?

— Les autres aussi. Il n’y en avait jamais qu’un à la fois qui sortait. Le plus souvent, c’était la femme, qui allait faire le marché rue Saint-Antoine.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquaient du matin au soir ?

— Rien. Ils dormaient, mangeaient, buvaient, jouaient aux cartes. Ils étaient assez tranquilles. De temps en temps, ils se mettaient à chanter, mais jamais la nuit, de sorte que je n’avais rien à dire.

— Combien étaient-ils ?

— Quatre hommes et Maria.

— Et les quatre hommes... avec Maria ?

— Je ne sais pas.

— Tu mens ! Parle.

— Il se passait quelque chose, mais je ne sais pas au juste quoi. Il leur arrivait de se disputer, et j’ai cru comprendre que c’était à cause d’elle. Plusieurs fois, je suis entré dans la chambre de derrière, et ce n’était pas toujours le même qui manquait.

— Celui de la photo, Victor Poliensky ?

— Je crois. Cela a dû lui arriver. En tout cas, il était amoureux…

— Qui était le plus important ?

— Je crois que c’est celui qu’ils appelaient Cari. J’ai entendu son autre nom, mais c’est si compliqué que je n’ai jamais pu le prononcer et que je ne l’ai pas retenu.

— Un instant.

Maigret tirait de sa poche son calepin de blanchisseuse, mouillait son crayon comme un écolier.

— D’abord la femme, que tu appelles Maria. Puis Cari. Puis Serge Madok, au nom de qui étaient les deux chambres. Victor Poliensky, celui qui est mort. C’est tout ?

— Il y a encore le gamin.

— Quel gamin ?

— Je suppose que c’est le frère de Maria. En tout cas, il lui ressemble. Je l’ai toujours entendu désigner sous le nom de Pietr. Il doit avoir seize ou dix-sept ans.

— Il ne travaille pas non plus ?

Le patron hocha la tête. Comme Maigret avait ouvert la fenêtre pour aérer les chambres – mais l’air de la rue empestait presque autant que celui de l’hôtel – il avait froid, sans veston, et commençait à grelotter.

— Aucun ne travaille.

— Pourtant, ils dépensaient beaucoup d’argent ?

Maigret désignait un tas de bouteilles vides dans un coin, parmi lesquelles il y avait des bouteilles à Champagne.

— Pour le quartier, ils dépensaient beaucoup. Cela dépendait des moments. Il y eut des périodes pendant lesquelles ils devaient se serrer la ceinture. C’était facile à voir. Quand le gamin faisait plusieurs voyages avec les bouteilles vides qu’il allait revendre, c’est que les fonds étaient bas.

— Personne ne venait les voir ?

— Peut-être est-ce arrivé.

— Tu tiens à venir continuer cette conversation quai des Orfèvres ?

— Non. Je vous dirai tout ce que je sais. Deux ou trois fois, on est venu pour eux.

— Qui ?

— Un monsieur. Quelqu’un de bien habillé.

— Il est monté dans la chambre ? Qu’est-ce qu’il t’a dit en passant au bureau ?

— Il n’a rien demandé. Ils devait savoir quel étage ils habitaient. Il est monté directement.

— C’est tout ?

Le mouvement, dehors, s’était calmé peu à peu. Des lumières s’étaient éteintes aux fenêtres. On entendait encore les pas de quelques agents qui faisaient une dernière ronde, sonnaient à quelques portes.

L’officier de police monta l’escalier.

— J’attends vos ordres, monsieur le commissaire. C’est fini. Les deux voitures sont pleines.

— Elles peuvent partir. Voulez-vous dire à deux de mes inspecteurs de monter ?

Le tôlier geignit :

— J’ai froid.

— Et, moi, j’ai trop chaud.

Seulement, il n’aurait voulu poser son pardessus nulle part dans cette maison poisseuse.

— Tu n’as jamais rencontré ailleurs l’homme qui est venu les voir ? Tu n’as jamais vu non plus sa photo dans les journaux ? Ce n’était pas celui-ci ?

Il montra la photographie du petit Albert, qu’il avait toujours en poche.

— Il ne lui ressemble pas. C’est un bel homme, très élégant, avec des petites moustaches brunes.

— Quel âge ?

— Peut-être trente-cinq ans ? J’ai remarqué qu’il portait une grosse chevalière en or.

— Français ? Tchèque ?

— Sûrement pas Français. Il leur parlait leur langue.

— Tu as écouté à la porte ?

— Cela m’arrive. J’aime savoir ce qui se passe chez moi, vous comprenez ?

— Surtout que tu n’as pas dû être long, toi, à comprendre.

— À comprendre quoi ?

— Tu me prends pour un idiot, oui ? Qu’est-ce qu’ils font, les types qui s’embusquent dans une taule comme celle-ci et qui ne cherchent pas de travail ? De quoi vivent-ils ? Réponds !