— Il a demandé du secours à ses amis, selon vous ?
— Peut-être. Il a en tout cas donné rendez-vous à quelqu’un. Et ce quelqu’un n’est pas arrivé à l’heure.
— Comment le savez-vous ?
— Vous oubliez que l’auto jaune a eu une panne quai Henri-IV, une panne assez longue.
— De sorte que les deux hommes qu’elle emmenait sont arrivés trop tard ?
— Justement.
— Un instant ! J’ai, moi aussi, le dossier sous les yeux. D’après votre cartomancienne, l’auto a stationné en face du Petit Albert de huit heures et demie à neuf heures environ. Or le corps n’a été déposé sur le trottoir de la place de la Concorde qu’à une heure du matin.
— Ils sont peut-être revenus, monsieur le juge.
— Pour chercher la victime d’un crime qu’ils n’avaient pas commis et pour la déposer ailleurs ?
— C’est possible. Je n’explique pas. Je constate.
— Et la femme d’Albert, pendant ce temps-là ?
— Supposez que, précisément, ils soient allés la mettre en lieu sûr ?
— Pourquoi ne l’aurait-on pas tuée en même temps que son mari, puisque, vraisemblablement, elle savait, elle aussi, puisqu’en tout cas elle doit avoir vu les meurtriers ?
— Qui nous dit qu’elle n’était pas sortie ? Certains hommes, quand ils ont à traiter une affaire sérieuse, éloignent leur femme.
— Vous ne pensez pas, monsieur le commissaire, que tout ceci nous écarte, nous aussi, de nos tueurs qui, comme vous dites, rôdent en ce moment dans Paris ?
— Qu’est-ce qui nous a mis sur leur piste, monsieur le juge ?
— Le cadavre de la place de la Concorde, évidemment.
— Pourquoi ne nous y ramènerait-il pas une fois encore ? Voyez-vous, je crois que, quand nous aurons compris, il ne nous sera pas difficile de mettre la main sur la bande. Seulement, il faut comprendre.
— Vous supposez qu’ils ont tué l’ancien garçon de café parce qu’il en savait trop ?
— C’est probable. Et je cherche à savoir comment il savait. Quand je l’aurai découvert, je saurai aussi ce qu’il savait.
Le chef approuvait de la tête, en souriant, car il sentait l’antagonisme entre les deux hommes. Quant à Colombani, il aurait bien voulu prendre la parole à son tour.
— Peut-être le train ? insinua-t-il.
Il connaissait son dossier à fond, et Maigret l’encouragea.
— De quel train parlez-vous ? s’informa Coméliau.
— Nous avons – c’était Colombani qui parlait, et son collègue l’y poussait du regard – nous avons, depuis la dernière affaire, un léger indice que nous avons évité de rendre public, afin de ne pas mettre la bande sur ses gardes. Veuillez examiner la carte numéro 5 qui est jointe au dossier. L’attentat du 19 janvier a été commis chez les époux Rival, morts tous les deux, malheureusement, ainsi que leur valet et une servante. Leur ferme s’appelle Les Nonettes, sans doute parce qu’elle est bâtie sur les ruines d’un ancien couvent et se trouve à près de cinq kilomètres du village. Ce village, Goderville, a une gare de chemin de fer où s’arrêtent les trains omnibus. C’est la grande ligne Paris-Bruxelles. Inutile de vous dire que les voyageurs venant de Paris sont rares, car il faut des heures pour accomplir le trajet en s’arrêtant aux moindres gares. Or, le 19 janvier, à huit heures dix-sept du soir, un homme est descendu du train, muni d’un billet aller et retour Paris-Goderville.
— On possède son signalement ?
— Vague. Un homme encore jeune, bien vêtu.
Le juge voulait découvrir quelque chose à son tour.
— L’accent étranger ?
— Il n’a pas parlé. Il a traversé le village sur la grand-route, et on ne l’y a pas revu. Par contre, le lendemain matin, à six heures et quelques minutes, il reprenait le train de Paris dans une autre petite gare, Moucher, située à vingt et un kilomètres plus au sud. Il n’a pas loué un taxi. Aucun paysan ne l’a emmené dans sa voiture. Il est difficile de croire qu’il a passé la nuit à marcher pour son plaisir. Il a dû fatalement passer à proximité des Nonettes.
Maigret fermait les yeux, envahi par une fatigue à laquelle il ne résistait plus qu’avec peine. Il lui arrivait même, debout, de s’endormir à moitié, et il avait laissé éteindre sa pipe.
— Quand nous avons été en possession de ces renseignements, poursuivait Colombani, nous avons fait rechercher le billet à la compagnie du Nord.
Tous les billets que l’on récolte à l’arrivée des trains, en effet, sont conservés pendant un certain temps.
— Et vous ne l’avez pas retrouvé ?
— Il n’a pas été présenté à la gare du Nord. Autrement dit, un voyageur est descendu à contre-voie ou encore s’est mêlé à la foule, dans une gare de banlieue, et a pu sortir sans être vu, ce qui n’est pas difficile.
— C’est de cela que vous vouliez parler, monsieur Maigret ?
— Oui, monsieur le juge.
— Pour en arriver à quelle conclusion ?
— Je ne sais pas. Le petit Albert aurait pu être dans le même train. Il aurait pu se trouver à la gare.
Il secoua la tête et reprit :
— Non. On aurait commencé plus tôt à le harceler.
— Alors ?
— Rien ! D’ailleurs, il était en possession d’une preuve matérielle, puisqu’on s’est donné la peine de fouiller sa maison de fond en comble après l’avoir assassiné. C’est compliqué. Et Victor est revenu rôder autour du bistrot.
— Sans doute n’avaient-ils pas trouvé ce qu’ils cherchaient ?
— Dans ce cas, ce n’est pas le simple d’esprit qu’ils auraient envoyé. Victor a agi de son propre chef, à l’insu des autres, j’en jurerais. La preuve, c’est qu’ils l’ont abattu froidement quand ils ont su que la police était sur ses talons et qu’il risquait de les faire prendre tous. Excusez-moi, messieurs. Excusez-moi, chef. Je tombe de fatigue.
Il se tourna vers Colombani.
— Je te vois vers cinq heures ?
— Si tu veux.
Il paraissait si mou, si las, si flottant, que le juge Coméliau eut des remords et murmura :
— Vous avez quand même obtenu de jolis résultats.
Puis, quand Maigret fut sorti :
— Il n’a plus l’âge de passer des nuits sans sommeil. Pourquoi aussi vouloir tout faire par lui-même ?
Il aurait été bien étonné s’il avait vu Maigret, au moment de monter en taxi, hésiter sur l’adresse à donner et prononcer enfin :
— Quai de Charenton ! Je vous arrêterai.
Cette visite de Victor au Petit Albert le tarabustait. Tout le long du chemin, il revoyait le grand garçon roux marcher de son pas félin, avec Lucas sur les talons.
— Qu’est-ce que vous prenez, patron ?
— Ce que tu voudras.
Chevrier était entré tout à fait dans la peau de son rôle, et sa femme devait faire de la bonne cuisine, car on comptait une vingtaine de clients dans la salle.
— Je monte ! Tu ne veux pas m’envoyer Irma ?
Elle le suivit dans l’escalier, s’essuyant les mains à son tablier. Il regarda autour de lui, dans la chambre qui, fenêtres larges ouvertes, sentait bon le propre.
— Où avez-vous mis les objets qui traînaient un peu partout ?
Il en avait fait l’inventaire avec Moers. Mais, à ce moment-là, il cherchait ce que les assassins avaient pu laisser derrière eux. Maintenant, il se demandait autre chose, de plus précis : ce que Victor, personnellement, avait eu l’intention de venir chercher.
— J’ai tout fourré dans le tiroir du haut de la commode.
Des peignes, une boîte qui contenait des épingles à cheveux, des coquillages avec le nom d’une plage normande, un coupe-papier réclame, un porte-mine qui ne fonctionnait plus, de ces petits riens dont s’encombrent les maisons.