Il leur montrait le lit défait.
— Ici, la salle de bains. Là, le placard aux vêtements. Et voici la cuisine que Mme Maigret vient de quitter en votre honneur.
Cela sentait bon la soupe qui mijotait, et il y avait un poulet déjà bardé de lard sur la table.
— Cette porte-ci ? C’est la dernière. La chambre d’amis. Elle n’est pas très aérée. Elle sent le renfermé, pour la bonne raison que les amis n’y couchent jamais et qu’elle ne sert qu’à ma belle-sœur deux ou trois nuits chaque année.
« Maintenant, au boulot ! »
Il tendit son verre pour trinquer avec eux. En même temps, il regardait le compagnon de Jo d’un air interrogateur.
— C’est Ferdinand, expliqua l’ancien boxeur.
Le commissaire cherchait en vain dans sa mémoire. Cette silhouette longue et maigre, ce visage au nez immense, aux petits yeux vifs de souris, ne lui rappelait rien, pas plus que le nom.
— Il tient un garage pas loin de la porte Maillot. Un tout petit garage, bien sûr.
C’était drôle de les voir debout tous les deux, hésitant à s’asseoir, non parce qu’ils étaient intimidés, mais par une sorte de prudence. Ces gens-là n’aiment pas se trouver trop loin d’une porte.
— Vous avez eu l’air de parler d’un danger.
— Et même de deux dangers : d’abord, que les Tchèques vous repèrent, auquel cas je ne donnerais pas cher de vos deux peaux.
Jo et Ferdinand se regardèrent avec étonnement, crurent à une méprise.
— Quels Tchèques ?
Car on n’avait jamais parlé des Tchèques dans les journaux.
— La bande de Picardie.
Cette fois-ci, ils comprenaient et devenaient soudain plus graves.
— Nous ne leur avons rien fait.
— Hum ! Nous discuterons de cela tout à l’heure. Ce serait tellement plus facile de parler si vous étiez assis gentiment.
Jo fit le brave et s’installa dans un fauteuil, mais Ferdinand, qui ne connaissait pas Maigret, ne posa qu’une demi-fesse sur le bord de sa chaise.
— Second danger, prononçait le commissaire en allumant sa pipe et en les observant. Vous n’avez rien remarqué aujourd’hui ?
— C’est bourré de flics un peu partout. Pardon !...
— Il n’y a pas d’offense. Non seulement c’est bourré de flics, comme vous dites, mais la plupart des inspecteurs sont en chasse et recherchent un certain nombre de personnes, entre autres deux messieurs qui possèdent une certaine auto jaune.
Ferdinand sourit.
— Je me doute bien qu’elle n’est plus jaune et qu’elle a changé de matricule. Passons ! Si des inspecteurs de la P. J. vous avaient mis la main dessus les premiers, j’aurais peut-être encore pu vous tirer d’affaire. Mais vous avez vu le monsieur qui sort d’ici ?
— Colombani, grogna Jo.
— Il vous a aperçus ?
— On a attendu qu’il soit dans l’autobus.
— Cela signifie que la rue des Saussaies est en chasse aussi. Avec ces gens-là, vous n’y auriez pas coupé du juge Coméliau.
C’était un nom magique, car les deux hommes connaissaient tout au moins de réputation l’implacabilité du magistrat.
— Tandis qu’en venant me voir gentiment, comme vous l’avez fait, nous pouvons causer en famille.
— On ne sait à peu près rien.
— Ce que vous savez suffira. Vous étiez des amis d’Albert ?
— C’était un chic type.
— Un rigolo, n’est-il pas vrai ?
— On l’avait connu aux courses.
— Je m’en doutais.
Cela situait les deux hommes. Le garage de Ferdinand ne devait pas être souvent ouvert au public. Peut-être ne revendait-il pas de voitures volées, car cela demande un outillage compliqué pour les maquiller et toute une organisation. En outre, les deux hommes étaient de ceux qui n’aiment pas trop se mouiller.
Plus probablement rachetait-il à bas prix de vieilles bagnoles qu’il retapait de façon à leur donner assez d’allure pour tromper les gogos.
Dans les bars, sur les champs de courses, dans le hall des hôtels, on rencontre des bourgeois naïfs à qui il ne déplaît pas de faire une occasion sensationnelle. Parfois même on les décide en leur chuchotant à l’oreille que l’auto a été volée à une vedette de cinéma.
— Étiez-vous tous les deux à Vincennes mardi dernier ?
Ils durent encore se regarder, non pour se concerter, mais pour se souvenir.
— Attendez ! Dis donc, Ferdinand, ce n’est pas mardi que tu as touché Sémiramis ?
— Oui.
— Alors, on y était.
— Et Albert ?
— Bon ! Maintenant, je me souviens. C’est le jour où il a plu à torrent à la troisième. Albert y était, je l’ai aperçu de loin.
— Vous ne lui avez pas parlé ?
— Parce qu’il n’était pas à la pelouse, mais au pesage. Nous, on est des pelousards. Lui aussi, d’habitude. Ce mardi-là, il sortait sa femme. C’était leur anniversaire de mariage, ou quelque chose comme cela. Il m’en avait parlé quelques jours plus tôt. Il comptait même s’acheter une voiture pas trop chère, et Ferdinand avait promis de lui en dégoter une. Du sérieux, n’ayez pas peur.
— Après ?
— Après quoi ?
— Que s’est-il passé le lendemain ?
Ils se concertèrent une fois de plus, et Maigret dut les mettre sur la voie.
— C’est au garage qu’il vous a téléphoné le mercredi vers cinq heures ?
— Non, Au Pélican, avenue de Wagram. On y est presque toujours à cette heure-là.
— Maintenant, messieurs, je voudrais savoir exactement, mot pour mot, si possible, ce qu’il a dit. Qui lui a répondu ?
— C’est moi, dit Jo.
— Réfléchis. Prends ton temps.
— Il avait l’air pressé, ou l’air ému.
— Je sais.
— Au début, je n’ai pas bien compris de quoi il s’agissait, parce qu’il embrouillait tout, à force de vouloir aller vite, comme s’il avait peur que la communication soit coupée.
— Je sais cela aussi. Il m’a donné quatre ou cinq coups de téléphone le même jour...
— Ah !
Jo et Ferdinand renonçaient à comprendre.
— Alors, s’il vous a téléphoné, vous devez savoir.
— Va toujours.
— Il m’a dit qu’il y avait des types derrière lui et qu’il avait peur, mais qu’il avait peut-être trouvé un moyen de s’en débarrasser.
— Il a précisé le moyen ?
— Non, mais il paraissait content de son idée.
— Ensuite ?
— Il a dit, ou à peu près : C’est une histoire terrible, mais on pourrait peut-être en tirer quelque chose. N’oubliez pas, commissaire, que vous avez promis...
— Je réitère ma promesse. Vous sortirez d’ici aussi librement que vous y êtes entrés tous les deux, et vous ne serez pas inquiétés, quoi que vous me racontiez, à condition que vous me disiez toute la vérité.
— Avouez que vous la connaissez aussi bien que nous ?
— À peu près.
— Bon ! Tant pis ! Albert a ajouté : Venez me voir à huit heures ce soir chez moi. On causera.
— Qu’est-ce que vous avez compris ?
— Attendez. Il a encore eu le temps de dire avant de raccrocher : J’enverrai Nine au cinéma. Vous saisissez ? Cela signifiait qu’il y avait quelque chose de sérieux.
— Un instant. Est-ce qu’Albert avait déjà travaillé avec vous deux ?
— Jamais. Qu’est-ce qu’il aurait fait ? Vous connaissez notre boulot. Ce n’est peut-être pas tout à fait régulier. Albert était un bourgeois.
— N’empêche qu’il a idée de tirer parti de ce qu’il avait découvert.
— Peut-être que oui. Je ne sais pas. Attendez ! Je cherche la phrase, mais je ne la retrouve pas. Il a parlé de la bande du Nord.
— Et vous avez décidé d’aller au rendez-vous.
— Est-ce qu’on pouvait faire autrement ?
— Écoute, Jo. Fais pas l’imbécile. Pour une fois que tu ne risques rien, tu peux être franc. Tu as pensé que ton copain Albert avait découvert les types de la bande de Picardie. Tu n’ignorais pas, grâce aux journaux, qu’ils ont raflé plusieurs millions. Et tu t’es demandé s’il n’y avait pas moyen d’en avoir une part. C’est cela ?