— Tu as ton pétard ?
— Je l’ai toujours en poche.
Maigret, non. C’était rare.
Comme ils traversaient la cour, Colombani désigna une des voitures de la police.
— Non ! Je préfère un taxi. C’est moins voyant.
Il en choisit un avec soin, avec un chauffeur qui le connaissait. Il est vrai que presque tous les chauffeurs de taxi le connaissaient.
— Rue de Longchamp. Vous ferez la rue au pas.
L’immeuble qu’habitait Francine Latour était assez haut dans la rue, non loin d’un restaurant fameux où le commissaire se souvenait d’avoir fait quelques bons déjeuners. Tout était fermé. Il était deux heures du matin. Il fallait choisir l’endroit où stationner, et Maigret était grave, grognon, silencieux.
— Refaites le tour. Vous vous arrêterez quand je vous le dirai. Vous ne garderez que vos lanternes allumées, comme si vous attendiez un client.
Ils étaient à moins de dix mètres de la maison. Ils devinaient un inspecteur tapi dans l’ombre d’une porte cochère. Il devait y en avoir un autre quelque part, et, là-haut, Janvier et son. compagnon attendaient toujours dans le noir.
Maigret fumait à petites bouffées. Il sentait l’épaule de Colombani contre la sienne. Il s’était mis du côté du trottoir.
Ils restèrent ainsi quarante-cinq minutes, et de rares taxis passaient, des gens rentrèrent chez eux, quelques maisons plus loin ; enfin un taxi stoppa devant la porte, et un homme jeune et svelte sauta sur le trottoir, se pencha vers l’intérieur pour aider sa compagne à descendre.
— Gi !... prononça seulement Maigret.
Il calcula ses mouvements. Il y avait longtemps que sa portière était entrouverte, qu’il tenait la main crispée sur la poignée. Avec une légèreté qu’on n’eût pas attendue de lui, il bondit en avant, sauta sur l’homme au moment précis où celui-ci, une main dans la poche de son smoking pour prendre son portefeuille, se penchait afin de regarder le compteur de son taxi.
La jeune femme poussa un cri. Maigret tenait l’homme aux épaules, par derrière, et son poids l’entraînait, ils roulèrent tous les deux sur le trottoir.
Le commissaire, qui avait reçu un coup de tête au menton, tentait d’immobiliser les mains de Bronsky, par crainte que celui-ci saisisse son revolver. Colombani était déjà là et, froidement, tranquillement, donnait un coup de talon au visage du Tchèque.
Francine Latour appelait toujours au secours, atteignait la porte de la maison, sonnait éperdument. Les deux inspecteurs arrivaient à leur tour, et la mêlée dura quelques instants encore. Maigret fut le dernier à se redresser, car il était en dessous.
— Personne de blessé ?
Les lanternes de l’auto lui permirent de voir du sang sur sa main, et il regarda autour de lui, s’aperçut que c’était du nez de Bronsky que le sang coulait à flot. L’homme avait les deux mains réunies derrière le dos par les menottes, ce qui le faisait se courber un peu en avant. Son visage avait une expression féroce.
— Bande de vaches !... vomit-il.
Et comme un inspecteur s’apprêtait à venger cette injure d’un coup de pied dans les tibias, Maigret dit en cherchant sa pipe dans sa poche :
— Laisse-le cracher le venin. C’est le seul droit qui lui reste désormais.
Ils faillirent oublier Janvier et son compagnon dans l’appartement où, sans doute, esclaves de la consigne, ils seraient restés tapis jusqu au jour.
CHAPITRE X
Le directeur de la P. J. d’abord, ce qui n’aurait sans doute pas enchanté Coméliau.
— Parfait, mon vieux. Maintenant, faites-moi le plaisir d’aller vous coucher. Nous nous occuperons du reste demain matin. On convoque les deux chefs de gare ?
Ceux de Goderville et de Moucher, qui auraient à reconnaître l’homme qu’ils avaient vu, l’un descendre du train le 19 janvier, l’autre y monter quelques heures plus tard.
— Colombani s’en est occupé. Ils sont en route.
Jean Bronsky était avec eux dans le bureau, assis sur une chaise. Jamais il n’y avait eu tant de demis et de sandwiches sur la table. Ce qui étonnait le plus le Tchèque, c’est qu’on ne se donnait pas la peine de le questionner.
Francine Latour était là aussi. C’était elle qui avait absolument tenu à venir, car elle croyait dur comme fer à une erreur de police. Alors, comme on donne un livre d’images à un enfant pour le faire rester tranquille, Maigret lui avait passé le dossier Bronsky, qu’elle était occupée à lire, non sans lancer parfois un regard effaré à son amant.
— Qu’est-ce que tu fais ? questionna Colombani.
— Je téléphone à monsieur le juge et je vais me coucher.
— Je te dépose ?
— Merci. Ce n’est pas la peine de te retarder.
Maigret trichait encore, Colombani le savait. Il donna à haute voix l’adresse du boulevard Richard-Lenoir au chauffeur, mais quelques instants plus tard, il frappait sur la vitre.
— Suivez la Seine. Direction de Corbeil.
Il vit ainsi poindre le jour. Il vit les premiers pêcheurs à la ligne s’installer sur les berges du fleuve, d’où montait une fine buée ; il vit les premiers chalands s’embouteiller devant les écluses et les fumées qui commençaient à monter des maisons dans un ciel couleur de nacre.
— Vous allez trouver une auberge quelque part un peu en amont, annonça-t-il après qu’ils eurent passé Corbeil.
Ils la trouvèrent. Sa terrasse ombragée donnait sur la Seine, et la maison était entourée de tonnelles où la foule devait se presser le dimanche. Le patron, un homme à longues moustaches rousses, était occupé à vider un bateau, et des filets de pêche étaient étendus sur le ponton.
C’était amusant, après la nuit qu’il venait de passer, de marcher dans l’herbe mouillée de rosée, de sentir l’odeur de la terre, celle des bûches qui flambaient dans la cheminée, de voir la bonne, pas encore coiffée, aller et venir dans la cuisine.
— Vous avez du café ?
— Dans quelques minutes. À vrai dire, ce n’est pas ouvert.
— Votre pensionnaire descend d’habitude de bonne heure ?
— Il y a un bon moment que je l’entends aller et venir dans sa chambre. Écoutez.
Ils entendaient en effet des pas au-dessus du plafond aux grosses poutres apparentes.
— C’est son café que je suis en train de faire. Vous êtes un de ses amis ?
— Vous mettrez le couvert pour deux.
— Sûrement. Le contraire m’étonnerait.
Et il le fut, en effet. Cela se passa fort simplement. Quand il se présenta, en donnant son titre, elle eut un petit peu peur, mais il lui dit gentiment :
— Vous permettez que je casse la croûte avec vous ?
Il y avait deux couverts de grosse faïence sur la nappe à carreaux rouges, devant la fenêtre. Le café fumait dans les bols. Le beurre avait un goût de noisette.
Elle louchait, bien sûr, elle louchait même terriblement. Elle le savait et, quand on fixait les yeux sur elle, elle se troublait, avait honte, expliquait :
— À dix-sept ans, ma mère m’a fait opérer, car mon œil gauche regardait en dedans. Après l’opération, il regardait en dehors. Le chirurgien a proposé de recommencer gratuitement, mais j’ai refusé.
Eh bien ! après quelques minutes, on le remarquait à peine. On comprenait même qu’il fût possible de la trouver presque jolie.
— Pauvre Albert ! Si vous l’aviez connu ! Un homme si gai, si bon, toujours anxieux de faire plaisir à tout le monde.
— C’était votre cousin, n’est-ce pas ?
— Un petit cousin assez éloigné.
Son accent aussi avait son charme. Ce qu’on sentait surtout chez elle, c’était un immense besoin de tendresse. Non pas de tendresse qu’elle réclamait pour elle, mais de tendresse qu’elle avait besoin de répandre.
— J’avais presque trente ans quand je suis devenue orpheline. J’étais une vieille fille. Mes parents avaient un peu de bien, et je n’avais jamais travaillé. Je suis venue à Paris, parce que je m’ennuyais toute seule dans notre grande maison. Je connaissais à peine Albert. J’en avais surtout entendu parler. Je suis allée le voir.