— Qui est-ce qui a fait ça ?
À coups de poing, à coups de talon ? On ne pouvait pas le savoir. En tout cas, avant ou après avoir tué l’homme d’un coup de couteau, on l’avait frappé assez violemment, à plusieurs reprises, pour que son visage fût tuméfié, une lèvre fendue, toute une moitié de la figure déformée.
— J’attends le fourgon mortuaire, annonça Lequeux.
Sans ses meurtrissures, l’homme devait avoir un visage banal, plutôt jeune, plutôt gai sans doute. Jusque dans la mort, on retrouvait dans son expression quelque chose de candide.
Pourquoi la femme en vison, elle, était-elle plus remuée par la vue d’un pied vêtu seulement d’une chaussette mauve ? C’était ridicule, ce pied déchaussé, sur le trottoir, à côté d’un autre pied au soulier de chevreau noir. C’était nu, intime. Cela ne faisait pas vraiment mort. Ce fut Maigret qui s’éloigna et qui, à six ou sept mètres de là, alla ramasser la seconde chaussure sur le trottoir.
Après quoi, il ne dit plus rien. Il attendit en fumant. D’autres curieux se mêlèrent au groupe chuchotant. Puis le fourgon mortuaire s’arrêta au bord du trottoir, et deux hommes soulevèrent le corps. En dessous, le sol était nu, sans une trace de sang.
— Vous n’aurez qu’à m’envoyer votre rapport, Lequeux.
N’était-ce pas maintenant que Maigret prenait possession du mort, en montant à l’avant du fourgon et en laissant les autres en plan ?
Il en fut ainsi toute la nuit. Il en fut encore ainsi le matin. On eût dit que le corps lui appartenait, que ce mort-là était son mort.
Il avait donné des ordres pour que Moers, un des spécialistes de l’Identité Judiciaire, l’attendît à l’Institut médico-légal. Moers était jeune, maigre et long ; son visage ne souriait jamais, et de gros verres effaçaient ses yeux timides.
— Au travail, mon petit...
Il avait alerté aussi le docteur Paul, qui arriverait d’un moment à l’autre. Avec eux, il n’y avait qu’un gardien et, dans leurs tiroirs glacés, les morts anonymes ramassés à Paris pendant les derniers jours.
La lumière était crue, les paroles rares, les gestes précis. Ils faisaient penser à des ouvriers consciencieux penchés sur un délicat travail de nuit.
Dans les poches, on ne trouva presque rien. Un paquet de tabac gris et un carnet de papier à cigarettes, une boîte d’allumettes, un canif assez ordinaire, une clef d’un modèle peu récent, un crayon et un mouchoir sans initiale. Un peu de menue monnaie, dans la poche du pantalon, mais pas de portefeuille, aucune pièce d’identité.
Moers saisissait les vêtements un à un, avec précautions, les glissait chacun dans un sac en papier huilé, qu’il refermait ensuite. Il agit ainsi aussi bien pour la chemise que pour les souliers et les chaussettes. Tout cela était d’une qualité moyenne. Le veston portait la marque d’un magasin de confection du boulevard Sébastopol et le pantalon, plus neuf, n’était pas de la même teinte.
Le mort était tout nu quand le docteur Paul arriva, la barbe soignée, l’œil clair, encore qu’il eût été réveillé en pleine nuit.
— Alors, mon bon Maigret, que raconte ce pauvre garçon ?
Parce qu’en somme il s’agissait, maintenant, de faire parler le mort. C’était de la routine. Normalement, Maigret aurait dû aller dormir, et le matin il aurait reçu les différents rapports à son bureau.
Or il tenait à assister à tout, la pipe aux dents, les mains dans les poches, l’œil vague et endormi.
Le docteur, avant d’opérer, dut attendre les photographes qui étaient en retard, et Moers profitait de ce répit pour curer avec soin les ongles du cadavre, ceux des mains comme ceux des pieds, recueillant attentivement les moindres débris dans des petits sachets, sur lequel il traçait des signes cabalistiques.
— Ça ne va pas être facile de lui donner l’air rigolo, remarqua le photographe après avoir examiné le visage du mort.
Travail de routine, toujours. D’abord les photos du corps, de la blessure. Puis, pour la diffusion dans les journaux aux fins d’identification, une photographie du visage, mais une photographie aussi vivante que possible. Voilà pourquoi le technicien était occupé à maquiller le mort qu’on voyait à présent, dans la lumière glacée, plus blême que jamais, mais avec des pommettes roses et une bouche peinte de racoleuse.
— À vous, docteur...
— Vous restez, Maigret ?
Il resta. Jusqu’au bout. Il était six heures et demie du matin quand le docteur Paul et lui allèrent boire un café arrosé dans un petit bar dont les volets venaient de s’ouvrir.
— Je suppose que vous n’avez pas envie d’attendre mon rapport... Dites donc, c’est une affaire importante ?
— Je ne sais pas...
Autour d’eux, des ouvriers mangeaient leurs croissants, les yeux encore pleins de sommeil, et le brouillard matinal mettait des perles d’humidité sur les pardessus. Il faisait frais. Dans la rue, chacun était précédé d’un léger nuage de vapeur. Des fenêtres s’éclairaient les unes après les autres aux différents étages des maisons.
— Je vous dirai d’abord que c’est un homme de condition modeste. Probablement a-t-il eu une enfance pauvre et assez peu soignée, si j’en crois la formation des os et des dents... Ses mains ne trahissent pas un métier déterminé... Elles sont fortes, mais relativement soignées... L’homme ne devait pas être un ouvrier... Pas un employé non plus, car ses doigts n’ont pas les déformations, si légères soient-elles, qui indiquent qu’on a beaucoup écrit, soit à la main, soit à la machine... Par contre, il a les pieds sensibles et affaissés de quelqu’un qui passe sa vie debout…
Maigret ne prenait pas de notes. Tout cela se gravait dans sa mémoire.
— Passons à la question importante : l’heure du crime... Sans crainte de me tromper, je peux la fixer entre huit heures et dix heures du soir...
Maigret avait déjà été mis au courant, par téléphone, du témoignage des noctambules et de la présence de la Citroën jaune place de la Concorde un peu après une heure du matin.
— Dites-moi, docteur, vous ne remarquez rien d’anormal ?
— Que voulez-vous dire ?
Il y avait trente cinq ans que le docteur à la barbe quasi légendaire était médecin légiste, et les affaires criminelles lui étaient plus familières qu’à la plupart des policiers.
— Le crime n’a pas été commis place de la Concorde.
— C’est évident.
— Il a probablement été perpétré dans un endroit écarté.
— Probablement.
— D’habitude, quand on prend le risque de transporter un cadavre, surtout dans une ville comme Paris, c’est pour le cacher, pour essayer de le faire disparaître ou pour retarder sa découverte.
— Vous avez raison, Maigret. Je n’y pensais pas.
— Cette fois, au contraire, nous voyons des gens risquer de se faire prendre, en tout cas, nous donner une piste, pour venir déposer un cadavre en plein cœur de Paris, à l’endroit le plus en vue, où il était impossible qu’il restât dix minutes, même en pleine nuit, sans être découvert...
— Autrement dit, les assassins voulaient qu’il fût découvert. C’est bien ce que vous pensez, n’est-ce pas ?
— Pas tout à fait. Peu importe.
— Ils ont pourtant pris leurs précautions pour qu’il ne fût pas facilement reconnu. Les coups au visage n’ont pas été portés avec des poings nus, mais avec un instrument lourd dont je suis malheureusement incapable de déterminer la forme...
— Avant la mort ?
— Après... Quelques minutes après...
— Vous êtes sûr que ce n’est que quelques minutes après ?
— Moins d’une demi-heure, j’en jurerais... Maintenant, Maigret, il y a un autre détail que je ne signalerai probablement pas dans mon rapport, parce que je n’en suis pas sûr et que je ne tiens pas à être contredit par les avocats quand cette affaire-là passera en Cour d’Assises... J’ai longuement examiné la blessure, vous m’avez vu... J’ai eu à étudier quelques centaines de coups de couteau... Je jurerais que celui-ci n’a pas été donné à l’improviste...