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Or il avait été tué entre huit heures du soir et dix heures.

Qu’avait-il fait de quatre heures à huit heures ? Aucun signe de lui, aucune trace. Le silence, un silence qui avait impressionné Maigret, la veille, encore qu’il n’en eût rien montré. Cela lui avait rappelé une catastrophe sous-marine à laquelle le monde entier avait en quelque sorte assisté, minute par minute, grâce à la radio. À telle heure, on entendait encore les signaux des hommes enfermés dans le submersible échoué au fond de la mer. On imaginait les bateaux sauveteurs croisant au-dessus. Les signaux se raréfiaient. Puis, soudain, après des heures, le silence.

L’inconnu, lui, le mort de Maigret, n’avait eu aucune raison valable de se taire. Il n’avait pu être enlevé, en plein jour, dans les rues animées de Paris. Il n’avait pas été tué avant huit heures.

Tout laissait supposer qu’il était rentré chez lui, puisqu’il avait changé de veston.

Il avait dîné à son domicile ou au restaurant. Et il avait dîné en paix, puisqu’il avait eu le temps de manger la soupe, de la brandade et une pomme. Jusqu’à cette pomme qui évoquait une idée de tranquillité !

— Pourquoi s’était-il tu pendant deux heures au moins ?

Il n’avait pas hésité à déranger le commissaire, à maintes reprises, à le supplier de mettre l’appareil policier en branle.

Puis, tout à coup, après quatre heures, c’était comme s’il avait changé d’avis, comme s’il avait voulu laisser la police hors du jeu.

Cela chiffonnait Maigret. Le terme n’est pas exact, mais c’était un peu comme si son mort lui avait commis une infidélité.

— Alors, Janvier ?

Le bureau des inspecteurs était bleu de fumée, et quatre hommes, l’œil morne, étaient rivés à leur téléphone.

— Pas de brandade, patron ! soupira comiquement Janvier. Pourtant, on est déjà hors du quartier. J’en suis au faubourg Montmartre, et Torrence est arrivé à la place Clichy...

Maigret téléphona, lui aussi, de son bureau, mais c’était pour appeler un petit hôtel meublé de la rue Lepic.

— En taxi, oui... Tout de suite...

Sur son bureau, on avait placé des photographies du mort prises pendant la nuit. Il y avait aussi les journaux du matin, des rapports, une note du juge Coméliau.

— C’est toi, madame Maigret ?... Pas trop mal... Je ne sais pas encore si je rentrerai déjeuner... Non, je n’ai pas eu le temps de me faire raser... Je vais essayer de passer chez le coiffeur... J’ai mangé, oui...

Il alla chez le coiffeur, en effet, après avoir averti le garçon de bureau, le vieux Joseph, de faire attendre un visiteur qui allait se présenter. Il n’eut que le pont à franchir. Il entra dans le premier salon du boulevard Saint-Michel et eut un regard maussade pour les gros yeux pochés que lui renvoyait le miroir.

Il savait qu’en sortant il ne résisterait pas à l’envie d’aller boire un verre aux Caves du Beaujolais. D’abord parce qu’il aimait vraiment l’atmosphère de ces petits cafés-là, où on ne voit jamais personne et où le patron bavarde familièrement avec vous. Il aimait le beaujolais aussi, surtout servi, comme ici, dans des petits cruchons de grès. Mais il y avait autre chose. Il suivait son mort.

— Ça m’a fait un drôle d’effet de lire le journal ce matin, monsieur le commissaire. Je l’ai peu vu, vous le savez. Pourtant, quand j’y repense, il était sympathique. Je le revois entrer en gesticulant. Il était troublé bien sûr, mais il avait une bonne tête. Tenez, je parierais qu’en temps normal c’était un rigolo... Vous allez vous moquer de moi : plus je vais, plus je lui trouve une tête de comique... Il me rappelle quelqu’un... Il y a des heures que je cherche...

— Quelqu’un qui lui ressemble ?

— Oui... Non... C’est plus compliqué... Il me rappelle quelque chose, et je n’arrive pas à savoir quoi... On ne l’a pas encore identifié ?

Cela aussi était curieux, mais pas encore anormal. Les journaux étaient parus depuis le matin. Certes, le visage avait été abîmé, pas au point, cependant, d’être méconnaissable pour quelqu’un de très familier, pour la femme ou la mère, par exemple.

L’homme avait un domicile quelque part, fût-ce à l’hôtel. Il n’était pas rentré chez lui de la nuit.

Logiquement, dans les quelques heures, quelqu’un devait ou reconnaître sa photographie, ou signaler sa disparition.

Pourtant Maigret ne s’y attendait pas. Il franchissait à nouveau le pont, une agréable saveur, un peu rêche, de beaujolais à la bouche. Il gravissait l’escalier terne, où certains le regardaient avec une crainte respectueuse.

Un coup d’œil dans la salle d’attente vitrée. Son homme était là, debout, fumant sa cigarette avec désinvolture.

— Par ici...

Il l’introduisait dans son bureau, lui désignait une chaise, retirait son chapeau et son pardessus sans cesser d’observer son visiteur en coin. Celui-ci, à la place où il était, avait directement sous les yeux les photographies du mort.

— Eh bien ! Fred ?

— À votre disposition, monsieur le commissaire... Je ne m’attendais pas à ce que vous m’appeliez... Je ne vois rien qui...

Il était maigre, très pâle, d’une élégance un peu efféminée. De temps en temps, un pincement des narines trahissait l’intoxiqué.

— Tu ne le connais pas ?

— J’ai compris en arrivant, dès que j’ai aperçu les photos... On l’a sérieusement amoché, dites donc !

— Tu ne l’as jamais vu ?

On sentait que Fred faisait consciencieusement son métier d’indicateur. Il examinait les photographies avec attention, s’approchait même de la fenêtre pour les voir en pleine lumière.

— Non... Et cependant...

Maigret attendait en rechargeant son poêle.

— C’est non !... Je jurerais que je ne l’ai jamais vu... Encore qu’il me rappelle quelque chose... C’est vague... Il n’appartient pas au milieu, en tout cas… Même si c’était un nouveau, je l’aurais déjà rencontré...

— À quoi te fait-il penser ?

— C’est justement ce que je cherche... Vous ne connaissez pas son métier ?

— Non...

— Ni le quartier qu’il habitait ?

— Pas davantage...

— Ce n’est pas quelqu’un de la province non plus, cela se sent...

— J’en suis persuadé…

Maigret avait noté la veille que l’homme avait un accent parisien assez prononcé, l’accent du petit peuple, de ceux qu’on rencontre dans le métro, dans les bistrots de la périphérie, ou encore sur les gradins du Vel’ d’Hiv’.

Au fait... Une idée lui venait... Il la contrôlerait tout à l’heure...

— Tu ne connais pas non plus une certaine Nine ?

— Attendez... Il y en a une à Marseille, sous-maîtresse dans une maison de la rue Saint-Ferréol...

— Ce n’est pas celle-là, je la connais... Elle a cinquante ans pour le moins...

Fred regarda la photographie de l’homme, qui devait avoir une trentaine d’années, et murmura :

— Cela n’empêche pas, vous savez !

— Prends une de ces photos. Cherche. Montre-la un peu partout...

— Comptez sur moi... J’espère que d’ici quelques jours j’aurai un tuyau à vous donner... Pas à ce sujet-là, mais à propos d’un gros marchand de drogues... Jusqu’ici, je ne le connais que sous le nom de M. Jean... Je ne l’ai jamais vu... Je sais seulement qu’il est derrière toute une bande de revendeurs... Je leur achète de la camelote régulièrement... Cela me coûte cher... Quand vous aurez du fric en trop...

Janvier, à côté, était toujours en quête de brandade.

— Vous aviez raison, patron. Tout le monde me répond qu’on ne fait la brandade que le vendredi. Et, encore, pas souvent. La semaine sainte, quelquefois le mercredi, mais nous sommes encore loin de Pâques...