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Elle dépose son sac sur le sol, enlève le foulard noir qui couvre sa tête, laissant libre cours à sa chevelure flamboyante. Puis ses lunettes de soleil.

Nouveau coquard.

Elle ôte sa veste, se retrouve en débardeur. Le regard d'Aubin s'attarde sur les hématomes qui marquent douloureusement sa peau.

— Il ne t'a pas ratée, on dirait.

— Je veux que tu le tues.

Il se laisse tomber dans son cher fauteuil.

— Tu veux? C'est un ordre, ou je me trompe?

— Tu te dégonfles, c'est ça?

— Pas le moins du monde… Et toi?

— Débarrasse-moi de ce fumier et tu auras ta récompense.

Il se met à rire.

— Allons, Morgane, je t'en prie! Tu n'es pas sur un tournage, là! Tu ne joues pas un rôle… Tu es dans la vraie vie. Et tu sais bien que ça ne marche pas comme ça.

Elle serre les mâchoires.

— Je me doutais que c'était du vent, que tu n'aurais pas le cran.

— Tu te trompes, répond-il sans se départir de son calme. Je vais tuer cette ordure.

Il se relève, abandonne ses béquilles, s'approche.

— Ma mort entraînera la sienne, ajoute-t-il d'un ton effroyable.

Elle le dévisage avec incompréhension.

— Désolé, mais il te faudra attendre encore un peu.

— Je veux qu'il crève, maintenant!.. MAINTENANT!

Elle frise l'hystérie.

— Du calme, Morgane. Tu l'as supporté pendant des années, tu peux bien attendre encore un peu, non?… Je n'ai pas l'intention de finir ma courte vie en taule. Alors tu auras ce que tu désires lorsque je serai mort. A condition que j'aie tout ce que je désire d'ici là, bien sûr.

— Qu'est-ce qui me prouve que tu le feras?

— Absolument rien. Tu dois te contenter de ma parole.

Elle hésite encore à ramasser ses affaires et à fuir cet endroit. Ou à se jeter dans ses bras. Ses bras qui l'attirent irrésistiblement. Ce mélange de répulsion et de désir qui la déchire depuis de si longues semaines.

— Tu comptes t'y prendre comment? demande-t-elle finalement.

— L'important, c'est que tu sois sûre de ta décision. Pour le reste, laisse-moi faire. Tu ne seras pas inquiétée, je serai le seul coupable. Ce sera un crime parfait… Alors?

Elle ne répond pas tout de suite. Il devine que sa façade parfaite est en train de se craqueler, qu'elle ne va pas tarder à fondre en larmes. Il imagine sa détresse, l'humiliation; celle endurée la veille, celle subie maintenant.

Elle commence à se dévêtir, sous le regard d'Aubin.

— Doucement, dit-il. Arrête ça…

— C'est bien ce que tu veux, non?

Les sanglots qu'elle retient inondent sa voix.

— Non, répond-il. Ce n'est pas ce que je veux…

Il la prend par le bras, l'attire doucement vers lui. Elle a l'impression de tomber dans un piège. Mortel.

Comme prévu, elle se met à pleurer. Il caresse son visage, essuie ses larmes. Elle semble se calmer, un peu. Il la pousse doucement jusqu'au mur, l'embrasse. Elle se laisse faire. Mais ce qu'il voit dans ses yeux lui fait mal. Tellement mal.

— Je te fais horreur, n'est-ce pas?

Elle n'ose même pas le contredire. Il récupère alors le foulard qui gît par terre, le plie en rectangle.

— Qu'est-ce que tu fais? demande Morgane d'une voix terrorisée.

— N'aie pas peur.

Il se place derrière elle, lui bande les yeux.

— Je ne veux pas t'infliger ça. T'obliger à voir ce que tu as fait de moi…

Elle a cessé de pleurer, s'est mise à trembler. Il la prend à nouveau dans ses bras. Il est tellement rassurant, tellement tendre. Tout le contraire de Marc.

Pourquoi l'a-t-elle détruit? Pourquoi s'est-elle privée de la chance de le rencontrer plus tôt?

— Bientôt, il sera mort, ajoute encore Aubin. Et moi aussi.

— Ne dis pas ça…

Enfin, elle pose ses mains sur lui. Du bout des doigts, elle déchiffre son visage dévasté. Puis elle déboutonne sa chemise, effleure son dos. Elle suit l'interminable cicatrice parallèle à sa colonne vertébrale, qui remonte presque jusqu'à sa nuque.

En braille, ça devient terriblement séduisant.

— Je te jure qu'il ne te fera plus aucun mal, Morgane. Je te jure qu'il va payer. On doit toujours payer le mal qu'on inflige… Toujours.

Morgane n'a pas bougé, immobile devant la tombe de Marc. Revivant en accéléré cette rencontre qui a changé sa vie. Cette lente et terrible préméditation.

Les yeux fermés, elle peut presque sentir son parfum, toucher sa peau. Tout ce qui lui manque cruellement.

Les yeux fermés, comme si elle portait encore ce bandeau noir sur les yeux.

C'est devant sa tombe qu'elle devrait être. Sauf qu'elle n'en a pas le droit.

Les images affluent, elle a du mal à respirer.

Pendant des mois, elle l'a rejoint. Chez lui. Pour payer d'avance le meurtre. Non, l'assassinat. Inutile de se mentir, elle aurait continué à le rejoindre même s'il avait renoncé à tuer Marc. D'ailleurs, elle n'avait aucune certitude qu'il le ferait. Qu'il accomplirait ce crime. Ce crime qui a bien failli lui coûter la vie… Si ces types n'étaient pas passés près de la maison, elle serait morte avec Marc.

Aubin avait-il songé à cela? A-t-il voulu la tuer, elle aussi? Non, impossible…

Elle a toujours les paupières closes, toujours ce bandeau sur les yeux.

Elle a tenté une seule fois de l'enlever; il l'en a empêchée, un peu brutalement. A toujours refusé qu'elle voie ce qu'il était.

Fascinantes ténèbres.

Aussi fascinantes que ce jeu, que cet homme…

Une des expériences les plus fortes de sa vie.

Et puis un jour, Aubin lui a annoncé que c'était terminé. Qu'elle ne reviendrait pas, qu'il ne lui ouvrirait plus la porte. Quelques mots terribles, restés gravés à jamais dans sa mémoire.

Je ne veux plus que tu viennes, Morgane. C'est fini, Le notaire te remettra une lettre et tu n'auras qu 'à respecter mes dernières volontés. Je te léguerai ma maison dans les Cévennes, tu t'y rendras. Arrange-toi pour que ce fumier t'accompagne. C'est là qu'il mourra… Surtout, suis mes instructions. Mon cadeau se trouvera dans un coffre. Ne le touche pas, Morgane… Il est temps de nous dire adieu, maintenant.

Comme elle refusait, il l'a prise une dernière fois dans ses bras.

Je tiendrai parole, Morgane. Et ce sera très bientôt. Il ne me reste plus très longtemps, je le sais. Je le sens. Je ne veux pas que tu assistes à ça… A ma déchéance. Je veux que tu gardes un autre souvenir de moi… Maintenant, je peux mourir heureux. Je sais que tu ne m'oublieras pas.

Il avait raison, il ne s'est pas passé une heure sans qu'elle pense à lui.

Souvent, elle remet le bandeau sur ses yeux, a l'impression de pouvoir le toucher…

Enfin, elle décide de quitter le cimetière. Après avoir demandé pardon à Marc.

Pardon de l'avoir tué. Pardon de l'avoir trompé.

Alors qu'elle ne l'avait jamais fait avant, durant toutes ces années.

Il fait déjà nuit depuis longtemps mais les ténèbres n'ont plus rien de fascinant.

Elle revient d'entre les morts, dans un froid cinglant. En passant le portillon, elle salue le gardien qui l'attendait pour pouvoir fermer. Elle s'engage dans la rue, sent une larme réchauffer son visage glacé. Pas un jour sans penser à lui…

Et désormais, pas un jour sans penser à Marc. Cette monstrueuse culpabilité qui la détruit à petit feu. Qui l'empêche parfois de respirer.

Il n'était pas si mauvais. Elle aurait pu choisir de le quitter. Elle l'a tué.