Comme elle a tué Aubin.
Deux meurtres sur la conscience. Un homicide involontaire, un assassinat.
Ce crime parfait, parfaitement insupportable.
Elle se dirige vers la Chrysler, garée à une cinquantaine de mètres.
Sur son chemin, un homme. Allongé par terre, sur un carton. Avec, pour seule compagnie, une bouteille de vin presque vide. En passant, elle lui jette un regard. Alors que lui ne la voit pas. Normal, il fixe le mur du cimetière.
Il va sans doute crever de froid cette nuit.
Mourir, dans l'indifférence générale.
Tous coupables. Tous.
Pourtant, aux yeux de la loi, personne ne sera condamnable. Personne.
Voilà le crime parfait.
Celui où l'on n'a aucun remords…
Paris, domicile de Morgane Agostini,
le lendemain matin
Morgane n'a pas réussi à dormir, malgré le somnifère.
Et l'alcool.
Elle n'aurait pas dû retourner sur la tombe de Marc. Il est venu la tourmenter toute la nuit. Il n'arrêtera plus jamais de la torturer…
Elle s'est installée dans la véranda pour boire son café. Bertrand tape à la vitre, elle manque de lâcher sa tasse. Difficile d'être coupable; chaque bruit la fait désormais sursauter. Le garde du corps entre dans la pièce surchauffée.
— Excuse-moi de te déranger, mais il y a une dame qui insiste pour te voir, annonce-t-il.
— Qui est-ce? demande-t-elle avec lassitude.
Il lui tend une carte de visite, son cœur s'emballe.
Claire Aubrecht, la sœur d'Aubin.
— Fais-la entrer.
Bertrand repart vers la grille, Morgane enfile un pull avant de sortir sur le perron. Claire ne tarde pas à s'avancer, Morgane descend les marches.
— Bonjour, madame Agostini. Merci de me recevoir.
— Bonjour, Claire.
— Je pensais que vous refuseriez de me voir. Après ce qui s'est passé…
— Vous n'y êtes pour rien, dit doucement Morgane. On marche un peu?
Claire hoche la tête, les deux femmes s'engagent dans la grande allée bordée de tilleuls.
— Je voulais venir avant, mais je n'en ai pas eu le courage.
— Que vouliez-vous me dire? demande Morgane.
— A quel point je suis désolée. A quel point je…
Elle est sur le point de pleurer, Morgane passe un bras autour de ses épaules. C'est fou comme elle ressemble à Aubin.
— Je ne comprends pas! gémit Claire avec des sanglots dans la voix. Je ne comprends pas pourquoi il a fait ça!
— Écoutez, Claire… vous n'avez pas à vous sentir coupable. Coupable à la place de…
Elle a failli dire à la place d'une autre, s'est retenue juste à temps.
— À la place de votre frère. Vous n'y êtes pour rien, cessez de vous torturer, je vous en prie.
Claire essuie ses larmes.
— Vous savez, il n'était pas mauvais… Mais il a tant souffert. C'est la douleur qui a dû le rendre fou.
Le cœur de Morgane se comprime douloureusement.
— Comment… Comment est-il mort? demande-t-elle soudain.
Claire la considère avec étonnement, puis émotion.
— Il a refusé d'aller à l'hôpital. Il s'est d'abord réfugié dans sa maison, en Ardèche. Si on avait su ce qu'il y faisait, mon Dieu…
Elle fait une pause, Morgane allume une cigarette.
— Et puis, il est revenu. Pour… Pour les derniers jours. Il allait vraiment très mal, il était mourant… Mais impossible de le conduire à l'hôpital. C'était là qu'il avait attrapé sa maladie, il ne voulait pas y retourner.
— Je comprends, dit Morgane. C'était quoi, cette maladie?
— Le sida.
J'étais là, vous savez… Quand il est parti, j'étais près de lui… Il souriait.
— Morgane? Ça ne va pas?… Vous ne vous sentez pas bien?
… Maintenant, je peux mourir heureux. Je sais que tu ne m'oublieras pas…
— Que se passe-t-il? Morgane, vous m'entendez?
On doit toujours payer le mal qu 'on inflige… Toujours.
— Répondez-moi je vous en prie…!
Je te garde une place en enfer. Là, tu seras bien obligée de jouer à mes côtés.
— Morgane?
D'abord, c'est la culpabilité qui s'insinuera en toi, doucement.
Pour te dévorer de l'intérieur, lentement.
Et puis viendra enfin le châtiment.
Mon châtiment…
Le crime parfait, Morgane.
J'AIME VOTRE PEUR
Lundi, 23 h 50
— L'empreinte sanglante d'un pied nu, la suivre au long d'une rue…
Elle le fixe, avide de sa réaction. Il attrape son paquet de Gauloises sur le chevet.
— Fume pas au lit, merde!
— Ça m'aide à réfléchir, prétend-il en allumant sa clope. Les éditeurs ont parfois de drôles d'idées… Pourquoi t'imposer une phrase de départ?
— C'est pas la question.
— Bon… Une ruelle sombre, un type qui marche vite. Il s'arrête net en voyant l'empreinte sanglante d'un pied sur les pavés… Coup d'œil circulaire, il a les jetons! Il suit les traces, aperçoit une fille sur le trottoir, au bout de la rue.
— Morte?
— Il ne sait pas… Assise à côté des poubelles, comme une poupée jetée aux ordures. Robe pleine de sang, les yeux ouverts. Il regarde encore autour de lui, s'attend à voir une sorte de monstre armé d'une hache…
Natacha éclate de rire, elle rajeunit de vingt ans.
— … Une main se pose sur son épaule! Il pousse un hurlement à réveiller tout le quartier puis reçoit un coup derrière la nuque…
— Et après?
— C'est toi l'auteur, non? Alors la suite, c'est toi qui la trouves.
— Hum… Un peu classique comme début d'intrigue. Déjà vu mille fois!
— Désolé chérie, mais pour le moment je ne vois rien d'autre… Ou bien alors… Une Cendrillon des temps modernes: un escarpin à côté de la flaque de sang. Le mec imagine une fille blessée, va tout tenter pour la retrouver… Sauf que Cendrillon, ce n'est pas une pauvre servante, mais une jeune Bulgare victime de la traite des Blanches qui tente d'échapper à son mac.
— Quelle imagination! s'extasie faussement Natacha. C'est toi qui devrais les écrire, les romans!
Il passe une main sous les draps, remonte doucement à l'intérieur de sa cuisse.
— Peut-être qu'un jour, j'en aurai marre de mon boulot et que je te ferai de la concurrence! Les éditeurs adorent les flics qui écrivent des polars…
— Ouais, ils ont vraiment de drôles d'idées! raille Natacha. Un monstre armé d'une hache, hein?
Yann l'embrasse dans le cou, elle ferme les yeux.
— Tu vois, finalement, tu es très inspiré, murmure-t-elle.
— Très, confirme Yann.
Une sonnerie incongrue les stoppe dans leur élan, le sourire de Natacha se fige. En maugréant, Yann se hâte de récupérer son portable.
— C'est Fischer. Désolé de te réveiller!
— Justement, je ne dormais pas…
— Pardon, mon vieux, mais on a une urgence: Maxime Hénot s'est fait la belle de l'UMD[1].