Oui, ce séjour se présente sous les meilleurs auspices. Avec, en prime, deux mecs charmants, le chauffeur et le moniteur. Presque les mêmes yeux, d'un bleu profond, mais pas du tout le même regard. Luc est moins grand que Gilles, avec un visage plus rond, plus doux. Cheveux courts et châtains, tous les deux. Ils ne se ressemblent pas, lui plaisent pourtant l'un et l'autre. Elle a soudain envie de pimenter son séjour… Histoire de vérifier que son charme fonctionne encore à l'approche de la quarantaine. Lequel sera l'instrument de son petit jeu? Luc, qui la cajole du regard? Ou Gilles, cynique et froid, mais sans doute écorché vif sous sa carapace?
Au fond, je me sens seule, même si j'ai seize gamins.
13 h 35
— Tu viens déjeuner? propose Fischer. On réfléchit mieux le ventre plein!
— On a autre chose à foutre, rappelle Dumonthier. Visiblement, ce salaud a réussi à passer entre les mailles du filet. Pourtant, on a bloqué toutes les routes…
— Non, pas toutes, tu sais bien que c'est impossible. Et puis, peut-être qu'il se terre quelque part, comme un animal.
— Si on ne le retrouve pas avant ce soir, on va le suivre à la trace, c'est moi qui te le dis!
L'empreinte sanglante… la suivre… Je n'ai même pas pris le temps d'appeler Natacha…
— Il va éviter de massacrer tout ce qui bouge s'il veut rester discret, affirme son adjoint.
— Il vient de passer six piges enfermé, tu crois qu'il a envie d'être discret ? Mordre dans la chair fraîche, voilà ce qu'il veut! Il ne va pas tarder à repasser à l'acte, j'en suis sûr.
— Quitte à retourner à l'asile?
— Quitte à mourir, tranche Dumonthier. D'ailleurs, je me demande si… Il sait qu'il va avoir toute la police de France au cul, qu'il ne restera pas longtemps dehors. Alors, cette évasion, c'est peut-être le moyen d'en finir, de tirer sa révérence en beauté?
Fischer hausse les épaules.
— Tu cherches des raisons de s'évader à ce fou? Il a eu une pulsion, il…
— Non, Fischer. Il est peut-être fou, mais il est loin d'être con. Il est même d'une intelligence rare. C'est bien ça qui me fait peur.
16 h 42
J'en ai repéré deux.
La petite avec les lunettes rouges et le blondinet. Magali et Matthis. Elle, myope comme une taupe, lui sourd comme un pot. Ils devraient songer à faire des petits ensemble, plus tard! Le résultat serait intéressant.
Deux timides, incapables de s'intégrer au groupe. Les pauvres, ils ont l'air perdus au milieu des autres! Quoi de plus terrible?… Ils ont peur. Pas de moi, pas encore… Peur d'exister, peur des humains. En dehors de leurs remparts, livrés en pâture aux ennemis. Peut-être bien que je leur rendrais service, si…
Moi aussi, mes chers petits, je n'étais rien aux yeux des autres. On ne me regardait pas, on ne m'écoutait pas. Je n'existais pas. Jusqu'à ce que je croise cette fille, sublime, si fière au bras de son apollon. Qui m'a écrasé de tout son mépris, comme un insecte répugnant sous sa semelle. Jusqu'à ce que je m'empare d'elle devant son mec. Là, je me suis senti en vie.
Depuis, j'existe aux yeux des autres. Je suis enfin quelque chose à défaut d'être quelqu'un.
Je suis la peur.
Mais, pauvres enfants, rien ne dit que vous aurez cette chance. D'abord, parce que je suis près de vous.
Et même si vous survivez à notre rencontre, aurez-vous la force de vous révéler?
Tiens, la charmante Sonia tente de les ramener au sein du troupeau, tel un bon chien de berger. Pardon, une bonne chienne! Au lieu de leur foutre la paix, de les laisser en tête à tête avec leur désespoir et leurs questions.
Montre-toi charitable, ma sœur: aide-les à se jeter dans le vide, abrège leurs souffrances.
18 h 52
Sous la douche brûlante, Sonia se délasse. Bilan de cette première journée? Plutôt réussie, les gamins ont eu l'air de s'amuser. Elle pense au moniteur de sport. Qui n'a pas brillé par son professionnalisme cet après-midi. Pourtant, au téléphone, il lui semblait motivé et prétendait avoir déjà bossé avec des enfants handicapés. Ce soir, elle commence à en douter. Aujourd'hui, ils avaient prévu de simples jeux éducatifs et sportifs, mais Luc n'a pas su s'adapter à son public particulier, s'enlisant dans des explications trop longues, trop compliquées… et manquant cruellement d'imagination!
Toutefois, Sonia attend le lendemain pour peaufiner son jugement. Demain, initiation au canoë, sur l'étang proche du gîte, suivie d'une chasse au trésor.
Peut-être que c'est moi qui le déconcentre! se flatte-t-elle en fermant le robinet.
Ce type est d'une gentillesse désarmante. Et tellement craquant… Avec son regard parfois empreint d'une incroyable douceur enfantine. Comment lui en vouloir?
19 h 30
L'heure du dîner, dans la grande salle du gîte. Sonia est assise entre Luc et Gilles qui les a accompagnés partout, ne voulant pas rester seul… Ou voulant rester près d'elle! Il se montre curieusement proche des gamins, ce n'est pas Sonia qui va s'en plaindre; toute aide est la bienvenue, les deux parents supposés la seconder étant rapidement débordés.
Entre ces deux hommes, elle se sent bien. Désirée. Même si Gilles se garde bien de le montrer. Elle sait pourtant qu'elle lui plaît: son instinct la trompe rarement.
21 h 00
Les enfants sont pour la plupart endormis. Sonia a abandonné Martin dans le dortoir des garçons, Martine dans celui des filles. Elle descend les marches en pierre, s'assoit sur la dernière pour allumer une clope. Calme inhabituel, senteurs aguicheuses, jolie solitude…
— Je ne savais pas que tu fumais!
Sonia sursaute, Gilles surgit de l'obscurité. La lueur rachitique qui émane de la bâtisse suffit pourtant à faire étinceler ses yeux sertis de saphir.
— T'en aurais une pour moi?
Elle est troublée. Par ce regard, cette voix. Ce tutoiement.
— Bien sûr, sers-toi, répond-elle en lui tendant le paquet.
Il se pose près d'elle, leurs épaules se touchent.
— Ça fait longtemps que tu fais ce métier?
— Une dizaine d'années. Je travaille dans ce centre depuis deux ans. Avant je m'occupais d'enfants plus lourdement handicapés…
— Ça doit être épuisant!
— Ça l'est, confirme Sonia. Mais c'est surtout passionnant.
Des pas derrière eux; Luc non plus, ne dort pas. Sonia lui propose une cigarette.
— Non, merci.
— Ouais, un moniteur de sport, ça ne fume pas! rigole-t-elle.
Gilles se lève brusquement.
— Bonne nuit.
Il disparaît dans la grande maison sans ajouter un mot.
— Je vous ai dérangés? demande Luc en volant sa place à côté de Sonia.
— Non, qu'est-ce que tu vas t'imaginer!
— Je sais pas, notre gai luron de chauffeur n'a pas eu l'air d'apprécier ma présence!