— Ça s'est bien passé? demande Bertrand.
Morgane a posé l'enveloppe sur ses genoux, la fixe bizarrement. Comme une grenade dégoupillée.
— Démarre, ordonne-t-elle doucement. Ramène-moi à la maison.
— Ok, c'est parti… Attache ta ceinture, s'il te plaît.
Morgane s'exécute, tandis que la berline se taille une place dans la circulation. La passagère regarde l'eau couler sur les vitres fumées de la Chrysler. Elle n'a jamais aimé conduire dans Paris, alors, elle a embauché Bertrand comme chauffeur, deux ans auparavant. C'est tellement pratique, pour elle qui se déplace constamment.
Ils sont devenus proches, rapidement. Bertrand, c'est un peu son homme de confiance. Un mec simple, dans le bon sens du terme. Qui ne lui fait pas des ronds de jambe sous prétexte qu'elle est célèbre dans le monde entier. Qui veille sur elle, à sa façon, faisant office de garde du corps lorsque cela s'avère nécessaire.
Il ne tarde pas à revenir à la charge.
— C'était dur? s'inquiète-t-il.
— Un peu, avoue enfin Morgane.
— Beaucoup de proches?
— Sa mère, sa sœur et son frère.
— Ils ont réagi comment?
Il faut vraiment lui tirer les vers du nez; l'épreuve a dû être plus éprouvante qu'elle ne veut le laisser croire.
— La mère et la sœur, ça va. Mais le frère, lui, il n'a pas digéré que je reçoive… une maison. Une propriété en Ardèche.
— Merde… Je comprends, remarque.
— J'ai rien demandé, moi.
— C'est sûr, acquiesce Bertrand. T'y es pour rien. Et tu peux pas leur rendre cette baraque?
— Il voulait que ce soit moi qui l'aie, pour l'association. Alors, c'est moi qui la garde.
— C'est juste, approuve le chauffeur en s'engageant sous le pont de l'Alma. Ce type, celui qui vient de mourir… C’était pas le malade en fin de vie à qui tu avais rendu visite l'année dernière?
— Non, rien à voir. Celui-là, je ne l'ai jamais rencontré.
Morgane hésite à ouvrir l'enveloppe. Elle repense aux dernières paroles de la mère. Cette vieille dame effondrée par la perte de son fils et qui lui a tout naturellement parlé de lui, comme s'ils étaient de vieux amis.
Il était malade, très malade. Il se savait condamné depuis des mois, des années. Il n'a jamais eu de chance dans la vie… Jamais. J'étais là, vous savez. Quand il est parti, j'étais près de lui. Il souriait. Oui, il souriait…
Morgane s'est surprise à serrer la vieille dame dans ses bras.
Paroles émouvantes. Qu'elle n'oubliera pas.
Pas plus qu'elle n'oubliera le regard de tueur du frère. Une colère à la hauteur de la déception, sans doute. Elle imagine sans effort ce qui s'est passé dans sa tête. Filer une baraque à une femme qui possède déjà tellement… Oui, elle peut comprendre. Sauf que lorsqu'on perd un frère, la douleur doit être si atroce qu'on ne se préoccupe pas de savoir à qui va un cabanon en Ardèche…
La pluie continue de s'abattre sur la capitale. Morgane ouvre enfin l'enveloppe alors que la Chrysler se retrouve prisonnière d'un embouteillage.
— C'est quoi? questionne Bertrand.
— Il m'a laissé une lettre.
Manuscrite, rédigée avec application. Une belle écriture, forte et déterminée.
«Chère Morgane,
Quelle émotion de te savoir en train de lire cette lettre… Oui, je prends la liberté de te tutoyer. J'espère que tu ne m'en tiendras pas rigueur? C'est l’avantage d’être mort: on peut tout se permettre!..»
Morgane sourit. Il ne manquait pas d'humour, cet Aubin.
«Sans doute es-tu surprise par mon geste. Tu te demandes pourquoi j'ai pensé à toi dans mon testament. La réponse est simple: tu n'imagines pas l’importance que tu as pour moi.
Oui, Morgane, tu as changé ma vie.
J'ai suivi toute ta carrière, brillante. Exceptionnelle. Je t'ai tant admirée, tu m'as offert tellement d'émotions… Alors, je ne voulais pas quitter ce monde sans te rendre ce que tu m'as donné.
Cette maison en Ardèche est mon bien le plus précieux. Elle appartenait à mon grand-père et comme personne ne voulait de cette ruine, c'est à moi qu'il l’a léguée lorsqu'il est parti. Parti, comme moi je m'apprête à partir, à passer de l'autre côté du miroir…
Cette maison, je n'ai eu ni le temps, ni la force de finir de la retaper. Tu m'excuseras, j'espère? Mais elle est désormais à toi. Tu sauras quoi en faire, je te fais confiance sur ce point. Tu transformes en or tout ce que tu touches, alors…
Mon vœu le plus cher serait que tu ailles rapidement la visiter. Il paraît que les dernières volontés d’un mort, c'est sacré: alors, je compte sur toi.
En arrivant, tu verras des petites pancartes rouges "maison piégée". Ne t'inquiète pas: comme c'est une propriété isolée, j'ai placé ces avertissements pour dissuader les éventuels curieux.
Je veux donc que tu y ailles toi, en personne, parce que là-bas, j'ai laissé quelque chose pour toi. Quelque chose de précieux tu verras. Tu te demandes quoi? Surprise…
Tu trouveras là-bas bien plus qu'une simple et ravissante maison.
Tu m'y retrouveras, moi.
Morgane replie soigneusement la lettre avant de la glisser dans son sac. Un frisson parcourt sa colonne vertébrale; l'impression que le mort est là, tout près. Pour un peu, elle se retournerait pour vérifier qu'il n'est pas assis sur la banquette arrière.
— Ça va? demande encore Bertrand.
Morgane hoche la tête et sourit. Elle baisse la vitre.
— Va y avoir plein de flotte dans la caisse, reproche le chauffeur.
— Quelques secondes, c'est tout… J'ai besoin d'air.
Elle respire une bouffée fraîche et humide, laisse la pluie inonder son visage. Ainsi, Bertrand ne remarquera pas ses larmes. Celles qu'elle n'aurait jamais pensé verser.
Aubin Mesnil…
Enfin, elle remonte la vitre et demande:
— C'est comment, l'Ardèche?
Paris, le 27 octobre 1991, deux heures du matin
Morgane vient de boucler sa valise. Elle n'emporte pas grand-chose, ne restera pas longtemps dans le sud. Sous un faux nom, elle a réservé deux nuits dans la suite d'un relais château près de Privas, le seul hôtel valable dans les environs. Valable selon ses critères. On s'habitue si vite au luxe, même quand on a grandi dans la modestie d'une banlieue ouvrière.
Elle prend l'enveloppe beige, s'assoit sur le lit. L'angoisse monte instantanément en flèche, alors qu'elle est sous calmants depuis quelques jours. Depuis que…
Elle hésite à relire la lettre. Elle ne pensait pas que ce serait si dur.
Et soudain, il apparaît à l'entrée de la chambre.
Elle l'attendait, depuis des heures. Pourtant, c'est lui qui attaque l'interrogatoire.
Le monde à l'envers.
— Qu'est-ce que tu fous? demande-t-il. Tu dors pas?