Il a l'art des questions stupides.
— Non, je n'ai pas sommeil.
— Tu vas où? poursuit-il en jetant un œil à la valise.
Morgane ne répond pas immédiatement.
— Je te l'ai dit… En Ardèche. Je pars demain matin.
Marc vient s'asseoir à ses côtés, Morgane sent qu'il a bu.
— Ah ouais, j'avais oublié… Et moi? Je suis pas invité?
Elle a un léger tressaillement, à peine perceptible.
— Je suis ton mari, tu t'en souviens?
Il sourit. Ce sourire de prédateur féroce.
Comment pourrais-je l'oublier?
Il passe une main dans les cheveux de sa femme, s'attarde sur son épaule dénudée. Elle a un nouveau frisson qui la glace de la tête aux pieds.
Comment en sont-ils arrivés là?
— Ça contrarie tes plans, si je viens? insinue-t-il.
— Quels plans?
— Me prends pas pour un abruti…
Ne pas l'énerver. Surtout quand il a un verre dans le nez.
— Je n'y vois aucun inconvénient, assure-t-elle docilement. Il faut juste que tu prépares une valise.
Il se lève, déboutonne sa chemise.
— Je vais prendre une douche. Alors la valise, tu t'en charges, ok?
Il s'éclipse dans la salle de bains, Morgane le suit du regard.
Non, elle ne pensait pas que ce serait si dur…
Environs de Privas — Ardèche, le 29 octobre 1991,
dix heures du matin.
Ils sont arrivés hier soir. C'est Marc qui a conduit. Morgane s'est débrouillée pour ne pas être reconnue par le personnel du relais château. Histoire d'éviter l'émeute.
Marc dort encore, en plein milieu du lit. Morgane est à la fenêtre. Si loin de son univers familier, agglomérations grouillantes de vie, de bruit. Projecteurs, caméras, clameurs, tapis rouges. Façades carton-pâte qui font les décors. Et les gens.
Son regard se perd dans l'infini, elle tente d'y noyer la tension qui ne cesse de croître en elle.
Boule d'angoisse qui enfle démesurément dans ses entrailles.
Être là, seule avec Marc. Sur l'invitation d'un mort.
Être là, à sa merci. Sans garde du corps, sans témoins…
Au loin, un village cramponné au flanc d'une colline aimante son regard.
Ça doit être un bel endroit pour vivre.
Juste sous le hameau, un petit cimetière entouré d'un muret blanc qui se réchauffe au soleil.
Un bel endroit pour mourir.
Elle n'a rien dit, hier soir. N'a pas essayé de l'empêcher, s'est laissée faire. Plaisir étrange qu'elle n'avait pas ressenti depuis longtemps.
Enfin, il se réveille, s'étire, la contemple en souriant. Ce fameux sourire. Qui a séduit tant de proies.
— J'ai faim.
Premières paroles.
Un prédateur a toujours faim.
— C'est vraiment perdu, cette baraque! grogne Marc. Quel beau cadeau il t'a fait, ce macchabée!
— Ne parle pas comme ça de lui, prie Morgane.
Il lui décoche un regard noir.
— Tu ne le connaissais même pas, qu'est-ce que ça peut te foutre la manière dont je parle de lui?
Ils roulent sur une petite route au milieu de la forêt. Rien autour. Seuls au monde.
Ça pourrait presque être romantique. Presque.
Marc reprend, d'un ton soupçonneux:
— Tu ne le connaissais pas, c'est bien ça?
— Jamais rencontré, s'empresse de répondre Morgane.
— Hum… Curieux…
— Quoi?
— Curieux qu'un mec que tu n'as jamais vu te lègue sa maison de campagne!
— Il paraît qu'il était l'un de mes admirateurs.
— Encore un qui a dû se branler des centaines de fois en matant tes films!
Envie de vomir.
— T'es vraiment dégueulasse.
Il se marre.
— Sa mère m'a dit qu'il a été touché par l'association que je parraine. D'ailleurs, sa maison servira à l'association.
— Attends de la voir! ajoute Marc. Peut-être qu'on va la garder pour nous. Peut-être que c'est un vrai petit château et qu'on va tomber amoureux… Amoureux de la baraque, je veux dire!
Il rigole encore. Comme si c'était drôle.
Ils croisent enfin un petit hameau, quelques maisons perdues, un gîte, une ancienne école désaffectée. Un peu de vie.
Puis un cimetière, minuscule.
Encore un.
Ces morts, partout.
Le mal au cœur de Morgane empire. Et ce n'est pas parce que son mari conduit trop brutalement. Cette fameuse boule en fusion qui enfle, enfle, enfle…
Pourvu qu'elle n'explose pas.
Pas encore, pas maintenant.
Il est sûr que c'est la bonne voiture.
Chrysler luxueuse aux vitres fumées, immatriculée 75. Il peut difficilement se tromper… Elle vient de traverser le village, se dirige vers la maison.
Alors, il quitte le gîte, grimpe dans sa caisse. Il entame sa filature, sans le moindre risque d'être vu. Inutile de s'approcher, il sait où elle va.
Mais ce qu'il ne sait pas encore, c'est ce qu'il va faire.
Ça, il le décidera plus tard.
— Apparemment, c'est là, dit Morgane. D'après la description du notaire, c'est cette maison.
Marc range la Chrysler sur le bord de la route, coupe le contact.
— C'est une ruine ton truc.
— Je trouve ça plutôt sympa. C'est… C'est un havre de paix.
— Un havre de paix, oui! s'esclaffe Marc. L'endroit idéal pour finir ses jours tranquillement!
Morgane frissonne, elle a l'impression de geler sur place malgré le feu dans sa tête.
— Pourquoi tu dis ça?
— T'as vu le coin? C'est mort!
Finir ses jours… Mort…
Elle récupère les clefs dans la boîte à gants, ouvre la portière.
— Tu viens la visiter avec moi?
— Mais bien sûr, chérie. Il me tarde de voir l'intérieur: je suis sûr que c'est aussi charmant que l'extérieur!
Marc pousse le vieux portail flanqué d'une pancarte rouge.
— Maison piégée… C'est quoi, ces conneries?
— On m'a prévenue, explique patiemment Morgane. C'est du bidon, juste pour dissuader les curieux qui voudraient aller y faire un tour.
La maison surplombe le petit hameau qu'ils viennent de traverser. La propriété en restanques est essentiellement plantée de chênes. Dont certains doivent avoir plusieurs siècles d'une paisible existence.
Marc se penche au-dessus d'un vieux puits.
— Tu crois qu'il y a de l'eau?
Il ressemble à un gamin découvrant un nouveau terrain de jeu. Il attrape un caillou, le lance et tend l'oreille.
— Ouais! Y a de l'eau et c'est vachement profond!
Morgane aime lorsqu'il est comme ça. Qu'il ressemble à un gosse agité et désobéissant. Lorsqu'il redevient celui qu'elle a épousé alors qu'elle n'était rien. Rien qu'une étudiante fauchée. Mais ce sont seulement quelques secondes blanches noyées au milieu d'un océan d'années noires.
Marc se plante face à la maison, croise les bras.
— Il s'est vraiment foutu de ta gueule, ce salaud! C'est pas une maison de campagne, c'est une grosse merde. Il voulait te faire une blague, c'est ça?… Tu devrais mieux choisir tes admirateurs, Morgane!
Celui qu'elle a épousé est décidément bien loin. Enseveli sous les décombres d'une vie.
Mort, déjà.
— Tiens, voilà les clefs. Mais si tu veux, je fais la visite toute seule.