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— Ça aurait peut-être été mieux, murmure Morgane.

Le flic se met à penser à voix haute.

— Il avait bien préparé son coup, en tout cas. Étant donné qu'il est mort, on ne pourra évidemment jamais le condamner… Ça ressemble à un crime parfait, sauf qu'il a manqué sa cible.

— La douleur sera pire que la mort.

— Je veux bien vous croire. Mais je reste persuadé que sa volonté était de vous tuer, vous. Et pas votre mari.

Le commandant la conduit dans un bureau, le plus spacieux, celui du chef actuellement en congé. On lui apporte un café, de l'eau, un lit de repos, des couvertures. Le commandant la laisse enfin seule et demande à ses hommes de disperser la meute de journalistes déjà massée aux portes du commissariat.

* * *

15 décembre 1991, 20 h 00

Ils ont ouvert le cimetière en dehors des heures habituelles afin qu'elle puisse venir se recueillir en paix sur la sépulture.

Une demi-heure que Morgane est là, debout face à la tombe, aussi immobile que les sculptures funéraires qui l'entourent. Ses yeux cachés derrière des verres teintés.

Pourtant, ils restent secs.

Pourtant, il fait nuit.

Elle n'était pas venue depuis l'enterrement, barricadée dans leur grande maison, à l'abri des regards. Des zooms, des objectifs surpuissants. De l'appétit des charognards.

Deuil exemplaire d'une veuve éplorée.

Tandis que les journaux faisaient leurs choux gras du drame… La star ayant échappé de justesse à la vengeance meurtrière d'un homme. De quoi passionner les foules pendant des semaines. Tout le monde parle de ce qui aurait pu être le crime parfait. Tuer après sa propre mort, pour ne jamais risquer d'être condamné… Mais le criminel en question a raté son coup. Sans doute espérait-il que Morgane viendrait seule.

Elle a refusé de reprendre le tournage en cours, au grand dam du réalisateur qui est au bord du suicide.

Fini de jouer la comédie…

Banlieue parisienne, Val-de-Marne. Un an et six mois auparavant

Bertrand gare la berline devant l'immeuble modeste, un brin vétuste. Il considère Morgane avec inquiétude.

— T'es sûre de vouloir y aller?

Elle acquiesce, pourtant sa voix ne semble pas vraiment déterminée.

— Je t'accompagne, décrète le chauffeur.

— Hors de question.

— Mais tu ne connais même pas ce type! C'est peut-être un psychopathe!

— Du calme, Bertrand, sourit Morgane. Je t'assure que tu es trop alarmiste.

— Non, juste prudent. Tu vas faire quelque chose de dangereux. Si Marc savait ça, il…

— Marc n'a pas à le savoir, coupe fermement la jeune femme. J'ai mon biper sur moi. A la moindre alerte, j'appuie et tu fonces. D'accord?

Bertrand ronchonne mais refuse de donner son aval à cette folie. Morgane enfile une paire de lunettes de soleil et un chapeau avant de quitter la Chrysler. Par chance, la rue est déserte. Elle vérifie le nom sur l'interphone, hésite un instant avant d'appuyer sur le bouton.

Une voix masculine ne tarde pas à se faire entendre:

— Oui?

— C'est Morgane Agostini.

Silence à l'autre bout. Puis, un instant plus tard:

— Très drôle!

— Ce n'est pas une blague, monsieur Mesnil. Jetez donc un œil par la fenêtre. Vous verrez ma voiture et mon chauffeur…

Il se passe encore une minute, puis la porte s'ouvre enfin.

— C'est au rez-de-chaussée.

Morgane se sent un peu anxieuse; sans doute la mise en garde de Bertrand. Pourtant, il n'y a aucune raison pour que ça se passe mal. Et puis, ça ne durera pas longtemps. C'est juste une bonne action, comme elle en accomplit de temps à autre histoire de revenir sur terre, dans le vrai monde.

Aubin l'attend dans la pénombre du hall, devant la porte de son appartement. Il ne ressemble pas au portrait qu'elle s'en faisait. Un homme jeune, grand, qui pourrait être séduisant. Qui a dû l'être. Brun, aux yeux profondément noirs, barbe de trois jours.

Morgane ôte ses lunettes, lui adresse un sourire timide. Celui d'Aubin est plus assuré. Ils se dévisagent, sans un mot.

— J'ai beaucoup de chance, dit-il enfin.

Le sourire de Morgane s'élargit.

— Je passais dans le quartier, je me suis souvenue de votre adresse.

— Vous passiez dans le quartier? Ça, ça m'étonnerait beaucoup!.. Mais c'est encore mieux… Par ici.

Appuyé sur ses béquilles, il la précède dans le couloir.

— C'est pas terrible, prévient Aubin. Petit trois-pièces, avec vue sur rien. Bienvenue chez moi, Morgane.

Elle s'octroie une place au milieu de l'antique canapé tandis qu'il s'assoit dans un fauteuil et pose ses béquilles sur le sol. À la lumière de cette pièce, elle voit mieux les cicatrices sur son visage et ses avant-bras. Sentiment de répulsion qu'elle tente de ne pas laisser transparaître.

C'est une actrice, après tout.

— Quelle surprise, dit-il. Si je m'attendais à vous voir ici…

— Vous m'avez bien proposé de passer, non?

Il se marre.

— Exact! Mais c'est un peu comme si j'avais demandé à Dieu d'apparaître devant moi. Je ne suis pas certain qu'il se serait présenté à mon domicile!

Elle rit à son tour.

— Je suis plus accessible que Dieu, je crois.

— Ça se dirait bien… Désolé, c'est un peu en désordre, mais je ne pensais pas avoir la moindre visite aujourd'hui.

— J'ai hésité, avoue Morgane. Et mon chauffeur voulait absolument venir avec moi!

— Je comprends, répond Aubin. Il a sans doute peur que je vous séquestre pour obtenir une rançon. Ou que j'abuse de vous…

Le sourire de Morgane s'évanouit, celui d'Aubin devient carrément inquiétant. Son sourire et son regard.

— C'est parce qu'il ne me connaît pas, ajoute-t-il au bout de quelques interminables secondes. Sinon, il saurait que je suis incapable de faire du mal à une mouche… Et que l'argent n'a aucune espèce d'importance pour moi. Je vais mourir, alors qu'en ferais-je?

La gorge de Morgane se serre, elle essaie de se décontracter.

— Je vous sers quelque chose? propose Aubin.

— Laissez, je ne veux pas vous obliger à vous lever.

— Aucun problème, assure-t-il.

Il délaisse ses béquilles, se dirige vers un buffet en boitant.

— J'arrive à marcher sans mes cannes, mais seulement pour quelques pas. Vous buvez quoi? J'ai pas grand-chose, remarquez…

— Du whisky, peut-être?

— Ah non! Plus de whisky chez moi. C'est à cause de lui si je suis dans cet état. J'ai des bières au frigo… du Martini, du Carthagène…

— C'est quoi, le Carthagène?

— Une spécialité des Cévennes. Ça vous tente?

Elle hoche la tête, il apporte la bouteille et deux verres.

— Votre lettre m'a beaucoup touchée, confesse soudain la jeune femme. Je… Je l'ai trouvée à la fois belle, drôle et… bouleversante.

— Merci, dit-il en remplissant les verres. Je vais chercher des glaçons.

— Laissez-moi y aller à votre place, conjure Morgane.

— Ok, la cuisine est derrière vous.

Elle s'éclipse, heureuse d'échapper à son regard qui la met mal à l'aise. Pourtant, elle ne peut regretter d'être venue. Elle avait envie de le rencontrer, sans trop savoir pourquoi. Un mois auparavant, elle a reçu une lettre dans laquelle il lui confiait qu'il allait mourir et que son rêve était de la rencontrer avant le grand saut vers l'inconnu.