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Un appel qui ne l'a pas laissée insensible. Une lettre magnifique, relue plusieurs fois. Dans laquelle il parlait plus d'elle que de lui. Avec des mots profondément justes et troublants.

Ce n'est pas la première fois qu'elle se rend au chevet d'un malade en fin de vie. Mais c'est la première fois qu'elle le fait en dehors d'un hôpital. En catimini, presque.

Elle ouvre le congélateur qui ne contient que des bacs à glaçons, cherche dans les placards un récipient où les verser.

Quand elle revient dans le salon, Aubin n'a pas bougé.

— Vous ne devez pas avoir l'habitude de faire ça, dit-il.

— Faire quoi? Aller chercher des glaçons ou rendre visite à des inconnus?

— Les deux.

— C'est vrai. Pour les inconnus, pas pour les glaçons.

— Vous n'avez pas de domestiques?

— Je déteste ce mot!.. J'ai quelqu'un qui s'occupe à plein temps de ma maison, c'est vrai. Une dame charmante qui vit chez nous. Et puis mon chauffeur.

— C'est déjà pas mal, conclut Aubin en levant son verre.

Elle manque de dire à votre santé, se retient juste à temps.

— À quoi on trinque? demande-t-elle.

— A vous. A votre sourire… Désarmant, fascinant.

— Le vôtre est pas mal non plus.

Elle n'en revient pas. Comment a-t-elle osé dire ça?

Elle joue son rôle à merveille.

Non, il a réellement un beau sourire. Si on parvient à occulter le reste du visage.

— Il me reste au moins ça, soupire Aubin.

— Ça s'est passé comment? interroge Morgane. Enfin, vous n'êtes pas obligé de…

— Ça ne me dérange pas. Je me suis pris une cuite et un mur à cent kilomètres heure au volant de ma bagnole.

Il maîtrise l'art d'aller droit au but.

— Mais… Mais vous me dites dans votre lettre que…

— Que je vais mourir? C'est vrai. Après l'accident, je suis resté plusieurs mois à l'hosto. Ils m'ont opéré sept fois pour essayer de recoller les morceaux. Ensuite, il y a eu la rééducation. Et un an et demi après ma sortie, j'ai appris que j'avais chopé une saloperie pendant mon séjour. C'est elle qui est en train de s'occuper de moi. De me tuer à petit feu… Il ne me reste plus très longtemps. Un an, peut-être… Ou moins. C'est fou comme c'est dangereux l'hosto! Il y a tout un tas de merdes qui traînent partout.

Morgane hésite, mais curieusement, elle brûle de savoir.

— Pourquoi?… Cette cuite?

— À cause de vous.

Elle a l'impression que le ciel vient de lui tomber sur la tête, mais elle a dû mal entendre.

— Pardon?

— Eh oui, Morgane, c'est à cause de vous si je me suis pris ce putain de mur de plein fouet. C'est à cause de vous si je vais mourir.

Sa voix n'est pas menaçante. Seul son sourire a disparu. Morgane s'est figée, un frisson se promène le long de sa colonne vertébrale.

— Je vois que vous ne vous souvenez pas de moi…

Il lui raconte. Le film, le caprice de la star refusant que cet inconnu joue à ses côtés. Morgane se décompose, elle a les doigts sur le biper. A force de trembler, elle va finir par appuyer dessus. Un instant, elle imagine Bertrand défonçant la porte et a envie de rire. La seconde d'après, elle imagine Aubin qui se jette sur elle avec un couteau de cuisine pour lui dessiner le même visage; et elle a envie de s'enfuir.

Tout se bouscule dans sa tête.

— Voilà, conclut Aubin. Vous savez tout.

Elle reste tétanisée en face de lui, il se remet à sourire.

— Détendez-vous, je ne vais pas vous étrangler!

— Je suis… désolée.

— J'en suis sûr. Je vous avoue que je vous en ai voulu. À mort.

Morgane ne va pas tarder à lâcher son verre. La façon dont il a dit à mort…

— Et puis cette envie de vengeance a disparu, doucement. Et mon admiration pour vous est revenue, aussi forte qu'avant. Mais je me suis dit que mon plus beau cadeau avant de crever, ce serait de vous rencontrer. De parler avec vous. De vous avoir près de moi, ne serait-ce qu'un instant. Alors merci d'être là, Morgane.

Elle se sent tout à coup plus rassurée.

— Vous êtes sûr que… Il n'y a vraiment aucun espoir de guérison?

— Aucun, tranche-t-il un peu brutalement. Il n'y a que la mort, il faut l'accepter. De toute façon, c'est mieux comme ça. J'ai tout raté, tout gâché. Et cette vie de merde, je ne regretterai pas tant que ça de la quitter, je vous assure.

— Vous souffrez?

— Oui. J'ai une barre en fer fixée à la colonne vertébrale, une prothèse à la place de la jambe gauche… Ma jambe droite est encore là, mais salement amochée. L'état des lieux fait peur, non?

Il rigole, mais Morgane sent la douleur percer derrière la fronde.

— Et encore, je parle pas de ma gueule. Remarquez, j'aurais pu me recycler dans les films d'horreur. Ils auraient fait des économies de maquillage avec moi. Frankenstein a enfin une concurrence sérieuse!

Le cœur de Morgane se serre douloureusement.

— Vous exagérez, murmure-t-elle. Vous n'êtes pas défiguré. Vous n'avez rien d'effrayant. Au contraire…

Il semble un peu surpris, la fixe d'un drôle d'air. Elle ment, c'est évident. Mais avec quel talent!

— La mémoire vous revient, Morgane? poursuit-il.

— Oui, je me souviens de… Je me souviens avoir fait des pieds et des mains pour que ce soit un autre acteur que vous qui joue dans le film. Il le voulait, je lui avais promis et… Je ne sais pas trop quoi vous dire. Je vais avoir du mal à me justifier. Mais jamais je n'aurais pensé que…

Elle peine à trouver les mots.

— Je suis désolée, répète-t-elle finalement.

Désolée… Que le mot est faible. D'ailleurs, il reste coincé dans la gorge d'Aubin, comme une arête de poisson. Morgane le sent. Mais quel autre mot? D'ailleurs, en existe-t-il un qui soit assez fort? Alors, elle ajoute:

— Je ne sais pas comment me faire pardonner.

— Vous êtes là, dit-il. C'est la meilleure façon. Votre présence me fait du bien. Je n'étais pas sûr avant de vous rencontrer, mais je ne regrette pas de vous avoir écrit cette lettre. Finalement, j'ai bien fait de ne pas vous tuer.

Cette fois, elle lâche son verre qui s'écrase par terre. Aubin éclate de rire.

— Pardonnez-moi, je vous ai fait peur. Je déconnais, vous savez.

— Mon Dieu, je suis désolée…

— Arrêtez un peu de dire que vous êtes désolée, Morgane. Ce n'est pas comme ça que je vous aime.

— Il faut que j'y aille.

Elle se lève brusquement, le décor tangue autour d'elle. Ce n'est pas le petit verre d'alcool, non. Autre chose. Elle ferme les yeux, s'accroche au dossier du canapé. Lorsqu'elle les rouvre, Aubin se tient devant elle.

— Ça ne va pas? s'inquiète-t-il. C'est de ma faute, je suis vraiment trop con. À mon tour d'être désolé.

— Non, ce n'est rien, je suis seulement fatiguée.

Elle lui tend la main, il la serre un peu fort.

— Merci d'être venue, Morgane. Ai-je la moindre chance de vous revoir avant de…?

Oui, ils se sont revus. Plusieurs fois. Entre deux tournages.

Aubin avait sur Morgane un étrange pouvoir d'attraction. A moins que ce ne soit simplement ce terrible sentiment de culpabilité qui la rongeait et la poussait vers lui. Attendait-elle une punition? Une peine à exécuter?… Le voir dépérir lentement, s'attacher à lui pour souffrir le jour venu. C'était peut-être ça, la fameuse peine.

Ils se retrouvaient dans un bistrot, près de chez Aubin. Ou dans un jardin public.

À chaque fois, personne n'était au courant. Pas même Bertrand, remplacé par un chauffeur de taxi anonyme.