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A chaque fois, elle appréciait un peu plus ces brèves rencontres où Aubin parlait très peu de lui, beaucoup de Morgane. Mais pas de l'actrice, de la femme se cachant derrière. Comme s'il pouvait lire au plus profond d'elle-même. Comme s'il la connaissait, mieux que personne.

Cet inconnu, pourtant.

Il la faisait rire, souvent. Pleurer, parfois.

Oui, il aurait fait un acteur prodigieux.

En sa compagnie, elle changeait. Elle oubliait la star, redevenait une adolescente se rendant en cachette à des rendez-vous interdits.

Elle soignait ainsi sa bonne conscience, certaine que ces rencontres rendaient sa fin de vie moins pénible. Il le lui avait dit, d'ailleurs; elle n'inventait rien.

Progressivement, elle s'habituait au visage d'Aubin. Les cicatrices s'estompaient, elle parvenait à voir au-delà. A le voir comme il devait être avant.

Avant… Qu'elle le défigure. A jamais. Qu'elle l'assassine.

C'est au cinquième rendez-vous que c'est arrivé. Aubin avait dit être trop exténué pour se déplacer. Le taxi avait déposé Morgane en bas de l'immeuble.

… Elle pousse la porte déjà ouverte de l'appartement. Aubin est assis dans son fauteuil. C'est vrai qu'il a l'air fatigué. Elle se pose sur le canapé, le sourire du jeune homme s'évapore.

— Qu'est-ce qui vous est arrivé? demande-t-il.

— C'est rien.

— Comment ça, rien? Qui vous a fait ça?

Elle baisse les yeux. Elle a hésité à venir dans cet état. Mais finalement, elle avait besoin de le voir, de lui parler. De lui montrer. Que sa vie non plus, n'était pas un conte de fées. Qu'elle souffrait, elle aussi.

Oui, elle aurait pu annuler ce rendez-vous. Ne l'a pas fait. Comme s'il n'y avait qu'à lui qu'elle pouvait confier l'indicible… Cet étranger qui la fascine, malgré elle. Cette épaule et ces bras qui l'attirent. Ce visage qui l'écœure.

Aubin vient s'asseoir près d'elle, écarte délicatement une mèche de cheveux qui tente maladroitement de cacher la trace de coup sur son visage. Aussi maladroitement que le fond de teint. A ce contact furtif, elle frissonne.

— Ton mari?

Ce tutoiement inopiné mais espéré la déstabilise. Elle acquiesce d'un hochement de tête.

— C'est la première fois?

— Non. C'est… ça arrive, parfois. Mais parlons d'autre chose, implore Morgane.

— Si tu n'avais pas envie qu'on en parle, tu ne serais pas là.

Elle baisse les yeux.

— Pourquoi tu acceptes ça? s'écrie-t-il soudain.

C'est la première fois qu'il élève la voix, elle sursaute.

— J'ai pas le choix.

— Pas le choix?! Je rêve! Pourquoi tu divorces pas de ce malade?

— Je ne peux pas. Il…

— Me dis pas que c'est une question de fric tout de même! s'emporte Aubin.

Il la force à le regarder, elle ne va pas tarder à fondre en larmes.

— C'est vrai que si je divorce, je dois lui donner la moitié de ma fortune! dit-elle avec un sourire triste. Mais ce n'est pas pour ça que je reste, même si ça me ferait très mal de lui filer cet argent alors que c'est moi qui l'ai gagné… Il sait quelque chose sur moi. Quelque chose de compromettant… Et il balancera tout si je le quitte.

— C'est quoi, cette histoire? T'es pas obligée de me le dire, remarque… Mais moi, j'irai pas le répéter à Paris Match! Même si je pourrais me faire un paquet de pognon.

— Une vieille histoire…

Elle ne l'a jamais racontée à personne, les mots refusent de venir.

— Te force pas, murmure Aubin. Ça ne me regarde pas. Mais ce mec n'a pas le droit de lever la main sur toi.

— Et moi, je ne peux pas le quitter… Tu sais, il n'était pas comme ça, avant.

Avant…

Elle se souvient, à haute voix. La rencontre, puis le mariage, alors qu'ils étaient encore étudiants. Un véritable coup de foudre. Comme dans les films qu'elle ne tournait pas encore.

Et puis la célébrité, sans crier gare.

Lentement, le comportement de Marc a changé. A-t-il mal supporté que sa femme devienne un objet d'adoration pour les foules? De fantasme pour des millions d'hommes à travers le monde? Sans doute. Alors que lui vivait à ses crochets, s'essayait à divers métiers sans jamais trouver sa voie. Il était devenu le mari de. Rien d'autre.

Un mari maladivement jaloux, imaginant que sa femme le trompait sans cesse.

— Ça ne justifie pas qu'il te frappe, conclut Aubin.

Jugement sans appel.

— S'il balance ce qu'il sait sur moi, ma carrière est terminée. Je serai jetée en pâture aux médias, je ne le supporterai pas. Je préfère encore les coups… Ceux-là font moins mal.

Elle ne peut retenir ses larmes plus longtemps, il la serre dans ses bras. Entre deux sanglots, elle confesse:

— Si tu savais comme je le hais, parfois! Si tu savais comme j'aimerais qu'il crève! Parfois, la nuit, je rêve qu'il est mort. Un soulagement intense…

— Alors quitte-le! s'écrie un peu brutalement Aubin. Même si ça doit te coûter ta carrière ou ta fortune!

Elle le dévisage d'un air effaré. Il l'attrape soudain par le bras, l'emmène de force vers un grand miroir à l'autre bout du salon.

— Regarde-toi, Morgane! hurle-t-il.

— Arrête!

— Regarde ton visage… Tu te plais, comme ça? Dis-moi que tu aimes qu'il te fasse ça!

Elle ne répond pas, fixe son reflet dans la glace. Au travers d'un rideau de larmes.

— Allez, dis-le-moi! exige Aubin.

— Bien sûr que non, murmure la jeune femme.

— Tu veux que ça continue?

Elle avoue que non, d'un simple signe de tête. Ils se regardent par miroir interposé; elle ne le reconnaît pas.

Alors, elle quitte l'appartement sans un mot.

Cette nuit-là, Aubin n'a pas dormi. Il a passé des heures devant une page blanche. Incapable de coucher sur le papier ce qui se déchaînait dans son crâne. Il a fini par écrire une phrase, une seule:

Je sais qu'elle pensera à moi longtemps après ma mort.

Quelques semaines plus tard, ils se sont revus. Chez Aubin. Un après-midi pluvieux, malgré l'été qui venait tout juste d'arriver.

… Morgane s'assoit sur le sofa, croise ses jambes. Elle porte un tailleur, des bas couleur chair, des escarpins noirs. Sublime.

Aubin dépose un baiser sur sa main. Ils commencent à discuter autour d'un café, Morgane ne songe pas à lui demander comment il va. S'il souffre, s'il est fatigué. S'il a peur.

Elle lui raconte son tournage en cours, épuisant. Oubliant qu'il aurait bien aimé s'épuiser sur les tournages. Au lieu de s'épuiser à lutter contre la maladie. Au lieu d'attendre la mort.

Il l'écoute, sagement. Sans mot dire.

Et soudain, une phrase tombe comme un cheveu sur la soupe:

— Est-ce que ton mari a recommencé?

Morgane devient livide.

— Non, dit-elle. Ça n'arrive pas souvent, je te l'ai dit…

Il se lève. Son visage a changé.

— Il recommencera, tu le sais aussi bien que moi. Et pourtant, tu es toujours avec lui.

— Je te l'ai dit, je ne peux pas…

— Arrête, prie-t-il.

Il se plante devant elle, la fixe d'une étrange manière.

— Je veux t'aider, Morgane.

— M'aider? Mais… Tu ne comptes pas aller lui parler, j'espère? S'il sait qu'on se voit, il…

— Lui parler? Pour quoi faire?… Je vais le tuer.

Morgane a la respiration coupée.