Timide, elle ? L’aplomb d’une star ! L’audace d’une chanteuse de saloon ! À tous ceux qui l’incitaient à se produire sur scène, elle cachait la vraie raison : Je ne suis pas une petite bécasse qui cherche à se faire prier. Je ne peux apparaître nulle part, ce sont les États-Unis d’Amérique qui me l’interdisent. Apparaître, c’est risquer ma vie et celle des miens, et ce sera ainsi tant que je vivrai.
Plus que dix minutes avant la sonnerie de midi. Belle s’impatientait, besoin de voir Warren. Le seul à qui elle puisse se plaindre, lui qui ne se plaignait plus depuis longtemps de leur exception, cette malédiction. Elle retourna dans le bâtiment principal et s’assit à même le sol, en face de la salle où son frère assistait au cours d’histoire.
Depuis l’enfance, Warren avait une fâcheuse tendance à se bricoler une scolarité à la carte. À force de se projeter dans l’âge adulte, il avait opéré un certain nombre de choix dans son éducation afin, selon lui, de se consacrer à l’essentiel. Les deux seules matières qui méritaient un peu de sa concentration étaient l’histoire et la géographie. La première par respect pour ses origines, la seconde pour la défense de son territoire. Depuis toujours il ressentait le besoin de comprendre l’organisation du monde, la manière dont il s’était construit bien avant sa naissance. À Newark, déjà, il était curieux de son ascendance, son avent, l’histoire de son Histoire. D’où sa famille venait-elle et pourquoi avait-elle quitté l’Europe ? Comment l’Amérique était-elle devenue les États-Unis ? Pourquoi ses cousins australiens avaient-ils cet accent bizarre ? Comment les Chinois ont-ils fait pour implanter des Chinatowns partout dans le monde ? Pourquoi les Russes ont-ils désormais leur propre mafia ? Plus il aurait de réponses, mieux il serait préparé à gérer l’empire qu’il allait reconquérir. Et les autres matières ? Quelles autres matières ? La grammaire était l’affaire des avocats, les chiffres, celle des comptables, et la gym celle des gardes du corps.
Le programme de l’année comprenait, entre autres, un bref survol des relations internationales avant la Seconde Guerre mondiale, puis les grandes lignes de la guerre elle-même à travers l’Europe. Ce matin-là, leur professeur évoquait la montée du fascisme italien et la façon dont Mussolini avait pris le pouvoir.
— La marche sur Rome a lieu en 22, Mussolini s’installe au gouvernement. En 24, après l’assassinat du socialiste Matteotti, il fonde une dictature. Il instaure en Italie un État totalitaire et rêve d’un Empire colonial fondé sur le modèle de la Rome antique et lance ses troupes à la conquête de l’Éthiopie. Il se rapproche du Führer lorsque la Grande-Bretagne et la France condamnent ses annexions africaines. Il apporte son soutien aux troupes franquistes pendant la guerre civile en Espagne. Il ne rencontrera plus aucune résistance, jusqu’à la fin de la guerre. À la même époque, en France…
L’Histoire continuait sa marche sous le regard absent d’une vingtaine d’élèves impatients d’aller s’attabler devant les poissons panés du vendredi. La journée semblait plus douce encore que la veille, une de celles où l’été s’impose déjà. Soucieux de vérité historique, Warren leva la main.
— Et que faites-vous de l’opération Strip-tease ?
Le mot « strip-tease » réveilla la classe entière au moment le plus inattendu. Tous l’entendirent comme une provocation en bonne et due forme — on n’en attendait pas moins du petit nouveau qui avait su mettre au pas des types de trois fois son poids.
— … Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Vous avez dit, à propos de Mussolini : « Il ne rencontrera plus aucune résistance jusqu’à la fin de la guerre », c’est compter sans l’opération Strip-tease.
La sonnerie de midi retentit mais chacun resta miraculeusement à sa place. M. Morvan n’avait rien contre l’idée d’en apprendre sur son domaine grâce à un élève, et demanda à Warren de poursuivre.
— Je ne crois pas me tromper en disant que les Américains, dès 43, avaient cherché à débarquer en Sicile. La CIA de l’époque savait que la mafia était la seule force antifasciste du pays. À sa tête, on trouve Don Calogero Vizzini, qui avait juré d’avoir la peau du Duce. C’était lui que les Américains voulaient charger d’organiser le débarquement, mais pour parvenir jusqu’à lui il fallait s’attirer les bonnes grâces de Lucky Luciano, qui venait de prendre cinquante ans ferme pour fraude fiscale dans la prison la plus dure des États-Unis.
Warren connaissait bien la suite mais fit semblant de fouiller dans sa mémoire. M. Morvan l’encouragea, intrigué et amusé à la fois. Warren se demanda s’il n’était pas allé trop loin.
— On l’a fait sortir de prison, on lui a fait porter l’uniforme de lieutenant de l’armée US, et il a rejoint la Sicile en sous-marin avec des types des Services secrets. Là-bas, ils se sont entretenus avec Don Calo, qui a consenti à leur préparer le terrain pour qu’ils puissent débarquer trois mois plus tard.
À peine eut-il terminé que quelques-uns se ruèrent vers la sortie, d’autres posèrent des questions, épatés à l’idée qu’un gangster ait pu jouer un rôle aux côtés des Alliés. Warren prétendit ne pas en savoir plus ; s’il éprouvait un intérêt particulier pour les recoins obscurs de l’histoire américaine, il préférait passer certains détails sous silence. Quand les gosses lui demandèrent ce qu’était devenu Luciano, Warren entendit une autre question : un truand peut-il finir dans les livres d’histoire ?
— Si ça vous intéresse, y a plein de sites Internet qui racontent tout ça, dit-il en se dirigeant vers la sortie.
M. Morvan le retint un instant et attendit que la salle fût déserte.
— … C’est ton père ?
— Quoi, mon père ?
Warren avait presque crié. Quel besoin de raconter les faits d’armes de Luciano en personne, son idole après Capone ? Combien de fois Quintiliani les avait-il exhortés, quelles que soient les circonstances, à éviter les sujets sensibles : interdiction formelle d’évoquer la mafia ou sa filière américaine issue de Sicile, la Cosa Nostra. Pour avoir voulu frimer en classe, Warren venait peut-être de condamner sa famille à reprendre la route un mois après avoir posé ses valises.
— Il paraît que ton père est écrivain et qu’il s’est installé à Cholong pour travailler à un livre sur la Seconde Guerre mondiale. C’est lui qui t’a raconté ça ?
Le gosse se précipita sur la perche qu’on lui tendait : son père lui sauvait la mise. Un père incapable de dater quoi que ce soit, ni la Seconde Guerre mondiale ni la naissance de ses enfants, un père incapable de dessiner les contours de la Sicile ou même de dire pourquoi Luciano avait été surnommé le Chanceux. Le statut d’écrivain autoproclamé avait tiré son fils d’un mauvais pas.
— Il m’explique certains trucs mais je ne retiens pas tout.
— Qu’est-ce que Luciano est devenu par la suite ?
Warren comprit qu’il n’y échapperait pas.
— Il fut à l’origine du gigantesque pipe-line d’héroïne qui arrose aujourd’hui les États-Unis.
Au début de l’après-midi, Maggie trouva le courage de s’atteler aux préparatifs du barbecue auquel Fred avait invité tout le quartier. Quel meilleur moyen de faire connaissance, Maggie ? De s’intégrer, de se faire accepter ? Elle dut le reconnaître, aller au-devant du voisinage, c’était s’épargner beaucoup de méfiance et créer un climat bienveillant. Malgré tout, elle soupçonnait son mari de vouloir vivre, en public, son nouveau fantasme : faire l’écrivain.
— Maggie ! hurla-t-il à nouveau, du fond de la véranda, tu me le fais, ce thé, oui ou non ?
Les coudes posés de part et d’autre de sa Brother 900, le menton sur ses doigts croisés, Fred s’interrogeait sur les mystères du point-virgule. Le point, il savait, la virgule, il savait, mais le point-virgule ? Comment une phrase pouvait-elle à la fois se terminer et se poursuivre ? Quelque chose bloquait mentalement, la représentation d’une fin continue, ou d’une continuité qui s’interrompt, ou l’inverse, ou quelque chose entre les deux, allez savoir. Qu’est-ce qui, dans la vie, pouvait correspondre à ce schéma ? Une sourde angoisse de la mort mêlée à la tentation métaphysique ? Quoi d’autre ? Une bonne tasse de thé lui aurait laissé le temps de la réflexion. Contre toute attente, Maggie décida de lui passer son caprice dans le seul but de jeter un œil à la dérobée sur les pages qu’il noircissait la journée durant. En général, les lubies de Fred ne duraient jamais longtemps et disparaissaient comme elles étaient venues, rien de comparable avec cette comédie qu’il se jouait à lui-même. Fred se décida à frapper ce point-virgule, pour essayer.