Voir crever un ennemi est bien plus doux que se faire un nouvel ami ; qui a besoin de nouveaux amis ?
À la réflexion, il trouva le point-virgule si peu clair, si hypocrite, qu’il essaya de recouvrir la virgule au Tipp-Ex sans toucher le point.
Quand il entendit le cri épouvantable de Maggie.
Il se leva en renversant sa chaise, se rua dans la cuisine, et vit sa femme, stupéfaite, la bouilloire à la main, devant le jet dru du robinet : une eau marronnasse, vaseuse, répandait dans l’évier une odeur d’outre-tombe.
Sur le coup de 17 heures, Maggie pointait sa liste de salades et accompagnements prévus pour le barbecue. Ne manquaient plus que le coleslaw et la soupière de zitis sans lesquels, du côté de Newark, on ne concevait pas une BBQ party digne de ce nom. Elle s’arrêta un moment, visitée par la mauvaise conscience, regarda l’heure à sa montre, puis jeta un œil vers le pavillon sis au 9, exactement en vis-à-vis du leur. Derrière la fenêtre du premier étage, une silhouette immobile ressemblait à un trompe-l’œil en carton-pâte. Elle saisit une barquette en aluminium pour la remplir de poivrons marinés, fit tenir deux boules de mozzarella dans une autre, rangea le tout dans un panier, sans oublier une bouteille de vin rouge et une miche de pain de campagne, des serviettes en papier et des couverts. Elle sortit de la maison, traversa la rue, fit un discret signe de la main en direction de la silhouette, entra et se dirigea vers l’entrée côté jardin. Le rez-de-chaussée, inhabité, sentait encore le renfermé faute d’avoir été correctement aéré depuis l’emménagement des trois nouveaux locataires, le même jour que celui des Blake. L’étage comprenait une chambre pour chaque membre de l’équipe, une salle de bains avec cabine de douche, une indispensable buanderie avec machine à laver et séchoir, et un très grand salon, théâtre des opérations.
— Vous devez avoir faim, les garçons, dit-elle.
Les lieutenants Richard Di Cicco et Vincent Caputo l’accueillirent avec un sourire mêlé de reconnaissance. Impeccables dans leurs costumes gris et chemises bleues, ils n’avaient pas prononcé la moindre parole depuis maintenant deux heures. Le salon, entièrement conçu pour surveiller le pavillon des Blake, était équipé d’une table d’écoute, de deux paires de jumelles 80/20 montées sur trépied, d’un standard téléphonique indépendant pour communiquer avec les États-Unis, de plusieurs micros paraboliques de différentes portées. On trouvait aussi deux fauteuils, un lit de camp, et une caisse toujours fermée au cadenas, qui contenait un fusil-mitrailleur, un fusil à lunette et deux armes de poing. Réveillé par l’arrivée de Maggie, Richard avait siroté son thé froid l’après-midi durant, sans penser à rien, sinon à sa fiancée qui, compte tenu du décalage horaire, devait, à cette minute précise, arriver à son bureau de contrôle de fret aérien, à l’aéroport de Seattle. Vincent, lui, avait trituré son jeu vidéo jusqu’à en avoir la pulpe des doigts engourdie. Et pour donner raison à leur visiteuse, eh bien oui, ils avaient faim.
— Qu’est-ce qu’il y a de bon dans votre panier, Maggie ?
Elle dépiauta la barquette de poivrons posée sur ses genoux. Les garçons se turent sous le coup d’une émotion idiote. Ces poivrons à l’odeur d’huile mêlée d’ail les ramenaient vers le sol natal. Le geste de Maggie leur rappelait celui d’une mère. Di Cicco et Caputo se raccrochaient à ces attentions-là pour ne pas se sentir entièrement orphelins depuis qu’ils avaient accepté cette mission hors territoire. Depuis maintenant cinq ans, on leur octroyait trois semaines de récupération tous les deux mois et, plus la relève se faisait attendre, plus la nostalgie des exilés se lisait dans leur regard. Di Cicco et Caputo n’avaient commis aucune faute, rien à expier qui aurait pu justifier un déracinement sans espoir de retour. Maggie voyait en eux des victimes et non des espions chargés de fouiner dans sa vie quotidienne. Elle se devait d’aller au-devant d’eux comme seule une femme savait le faire.
— Des poivrons marinés comme vous les aimez, avec beaucoup d’ail.
Maggie les soignait comme des proches, car ils l’étaient, proches, dans le vrai sens du terme ; ils ne s’éloignaient jamais de l’entrée de la maison à plus de trente pas et prenaient le quart, la nuit, pour veiller sur eux. Ils connaissaient la famille Blake mieux que la famille Blake elle-même. Un Blake pouvait avoir des secrets pour un autre Blake, mais pas pour Di Cicco et Caputo, encore moins pour Quintiliani, leur chef.
Ils partagèrent le plat et mangèrent en silence.
— Quintiliani vous a prévenus, pour le barbecue de tout à l’heure ?
— Il a bien aimé l’idée, il passera peut-être, en fin de soirée.
À l’inverse de ses agents, Quintiliani restait mobile en toutes circonstances. Des allers-retours fréquents à Paris, des séjours réguliers à Quantico, siège du FBI, et parfois des visites éclairs en Sicile pour coordonner des opérations anti-mafia. Les Blake ne savaient jamais rien de ses déplacements et le voyaient apparaître et disparaître au moment où ils s’y attendaient le moins.
— On aurait dû faire ce barbecue à Cagnes, réunir tous les curieux d’un coup et s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, dit Di Cicco.
— Essayez de venir aussi, fit Maggie, j’ai fait des zitis, et Fred s’occupera des steaks et de la salsiccia.
— Tout le quartier est au courant, vous allez avoir du monde.
— Il en restera toujours pour vous deux, comptez sur moi.
— L’huile, c’est la même que d’habitude ? On en trouve, ici ? demanda Vincent en sauçant la barquette de poivrons.
— J’en avais gardé un bidon du petit Italien d’Antibes.
Court silence à l’évocation du magasin La Rotonda, dans la vieille ville.
— Si on m’avait dit un jour que je vivrais dans le pays de la crème fraîche, dit Richard.
— C’est pas que c’est pas bon, j’ai rien contre, mais notre estomac n’est pas habitué, reprit son collègue.
— Hier, au restaurant, ils en ont mis dans la soupe, et puis sur l’escalope, et pour finir sur la tarte aux pommes.
— Sans parler du beurre.
— Le beurre ! Mannaggia la miseria ! s’exclama Vincent.
— Le beurre, c’est pas naturel, Maggie.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— L’organisme humain n’a pas été conçu pour affronter un corps gras de ce calibre. Rien que d’imaginer ça sur les parois de mon estomac, j’en ai des suées.
— Goûtez à cette mozzarella, au lieu de dire des bêtises.
Vincent ne se fit pas prier mais continua sur sa lancée.
— Le beurre imprègne les tissus, il bouche, il durcit, il sédimente, ça vous fait l’aorte comme une crosse de hockey. L’huile d’olive vous effleure l’intérieur et file, en ne laissant derrière elle que son parfum.