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— L’huile, c’est dans la Bible.

— Ne vous en faites pas, dit Maggie, je vais continuer à vous soigner avec la cuisine de chez nous, nous allons faire acte de résistance au beurre et à la crème.

Selon un petit rituel mis au point deux ou trois années auparavant, Maggie aborda la question des voisins. Pour des raisons de sécurité, le FBI possédait la fiche signalétique de presque tous les résidents de la rue des Favorites et alentour. Maggie ne pouvait s’empêcher de poser des questions à propos de l’un ou de l’autre, curieuse de la vie de ceux qu’elle croisait chaque jour et qu’elle aurait voulu connaître sans avoir à les fréquenter. Curiosité de commère ? Le fait est qu’aucune commère au monde n’avait à sa portée tant de moyens techniques.

— La famille du 12, ils sont comment ? demanda-t-elle en pointant une paire de jumelles vers leur pavillon.

— La mère a des crises de kleptomanie, fit Di Cicco, on l’a interdite d’accès au centre commercial d’Évreux. Le père en est à son troisième pontage. Les enfants, rien à signaler, à part que le petit va redoubler.

— La vie ne les épargne pas, dit-elle avec une pointe de tristesse.

Du fond de la cave, par le soupirail donnant sur la rue, Fred devinait la scène qui se jouait en vis-à-vis. Voir sa femme faire des civilités à ces deux fouille-merde, a fortiori les nourrir, le rendait fou. Malgré les années de proximité, ces deux-là ne seraient jamais du même bord que lui et, aussi longtemps qu’il serait en vie, il saurait le leur rappeler, et les maintenir à distance.

— Envoie-les se faire foutre, Maggie…

Dans ses oreillers, Malavita, tout juste réveillée, semblait se demander pourquoi son maître s’agitait ainsi dans la cave. Une clé à molette en main, Fred vivait une de ces situations où tout homme sent sa virilité mise à l’épreuve. Il arborait la moue gênée de celui qui se force à regarder sous un capot de voiture, ou qui fait semblant de s’y retrouver devant un tableau électrique. Il fouinait du côté des tuyauteries et du compteur d’eau pour tenter de fournir à sa femme un début d’explication sur cette eau croupie qui avait coulé dans l’évier de la cuisine. Il avait espéré, comme tant d’autres, régler le problème seul, petit miracle ménager qui aurait forcé le respect des siens. Comme on donne un coup de pied dans un pneu, il fit tinter sa clé à molette sur la tuyauterie, gratta un peu de rouille, essaya de trouver un sens à cette entropie de tuyaux qui se perdaient dans la pierre recouverte de mousse. Il considérait comme bien moins dégradant de faire la cuisine que de bricoler, même s’il lui était arrivé de fréquenter les magasins d’outillage à des fins détournées, perceuse, scie et marteau pouvant connaître des applications bien plus efficaces sur le plan de la destruction que de la construction. Il remonta dans la cuisine, où Maggie avait repris son ouvrage, prononça la phrase qu’il redoutait (« On a le numéro d’un plombier ? ») et se servit une platée de poivrons rouges, qu’il alla manger dans sa véranda.

Maggie mit les enfants à contribution dès qu’ils furent rentrés du lycée, le petit à la découpe des légumes, la grande à la préparation du jardin, couverts et décoration. Plus d’une trentaine de personnes étaient attendues, autant dire un tiers des habitués des barbecues qu’ils donnaient, dans le temps, à Newark. Un par mois, d’avril à septembre, et personne ne s’avisait d’y couper. Au contraire, ils découvraient toujours de nouvelles têtes qui voyaient là une occasion de forcer délicatement leur porte.

— Qu’est-ce que les Normands mettent sur leur gril ? demanda Warren.

— Je dirais des côtelettes d’agneau, répondit sa mère, et, en accompagnement, cette salade à base de radis, de pommes et de fromage blanc.

— Ma préférée ! dit Belle, de passage dans la cuisine.

— Si on leur avait servi ça, on courait à la catastrophe, fit Warren. On va leur préparer le BBQ qu’ils s’attendent à trouver.

— C’est-à-dire ?

— De la bouffe américaine. De la grosse et grasse bouffe de Yankees. On ne doit pas les décevoir.

— Très appétissant, mon fils. Ça donne envie de faire des efforts.

— Ce qu’ils veulent, c’est de la nourriture pornographique.

Maggie cessa net de gratter son parmesan et, faute d’une repartie, lui interdit de prononcer ce mot.

— Maman, fit Belle, ton fils n’utilise peut-être pas « pornographie » dans le sens où tu l’imagines.

— Les Français en ont marre du raffinement et de la diététique, reprit Warren, on ne leur parle que de ça toute la journée. Vapeur, légumes bouillis, poisson grillé, eau gazeuse. On va les déculpabiliser, Mom, on va leur en donner, du gras, du sucré, c’est ce qu’ils attendent de nous. Ils vont venir bouffer chez nous comme on va au bordel.

— Attention à ce que tu dis, petit homme ! Tu ne t’y risquerais pas devant ton père.

— Papa est d’accord avec moi. À Cagnes, je l’ai surpris à jouer l’Américain de base, les gens en redemandaient, ils se sentaient si brillants face à lui.

Tout en écoutant les élucubrations de son fils, Maggie mettait la dernière main à sa tex-mex potato salad, elle tourna sa Caesar salad, égoutta les zitis avant de les plonger dans la sauce tomate. Warren en goûta un, encore brûlant, à même l’énorme saladier en plastique transparent.

— La pasta est parfaite, mais elle va nous trahir, Mom.

— … ?

— Ils vont s’apercevoir qu’avant d’être américains on était des Ritals.

L’air absorbé, Fred déboula dans la cuisine, Warren et Maggie se turent. Avec le même geste que son fils, il happa une pâte, la mâcha posément, adressa un petit signe de tête à sa femme et demanda où était la viande qu’il aurait à faire cuire plus tard. Faute de l’avoir choisie lui-même, il inspecta la marchandise d’un œil absent, soupesa quelques steaks, détailla la viande hachée. En fait, il avait quitté son bureau pour se laisser le temps de la réflexion devant un passage qui lui résistait.

Le mot que je déteste le plus au monde, c’est “repenti”. On me traite de repenti : je tire à vue. Le jour où j’ai prêté serment et que j’ai balancé, tous ces magistrats avaient envie de me voir baisser la tête et implorer le pardon. Pires que des curés, tous ces petits juges. Me repentir de ma vie, moi ? Si c’était à refaire, je referais tout, vraiment TOUT, en évitant juste deux ou trois pièges sur la fin. Il paraît que pour les Français, le repentir c’est quand un peintre décide de repeindre par-dessus sa toile. Bon, disons que j’ai fait ça, j’ai recouvert un chef-d’œuvre avec une croûte, et mon repentir s’arrête là. Un repenti, c’est pire qu’un immigré qui ne se sentira pas plus chez lui sur la terre qu’il a quittée que sur celle qui l’accueille. Moi, je ne serai plus jamais chez moi parmi les truands, mes frères, et les honnêtes gens ne me feront de place nulle part. Croyez-moi, repenti, c’est pire que tout.

Fred butait sur la définition du « repentir » et reconnaissait toute la lourdeur de sa tournure sans pouvoir y changer grand-chose. Il sentait pourtant le parallèle avec sa vie si juste, si net.

— Je me mettrai au gril vers 6 heures, dit-il, j’ai mon chapitre à finir.

Il retourna le plus sérieusement du monde dans sa véranda qui, ce soir, ne serait pas ouverte au public.

— Son chapitre ? Il veut dire quoi, exactement ? demanda Warren.

— Je ne sais pas, répondit Maggie, mais pour la survie de l’espèce il vaut mieux que le monde ne soit jamais mis au courant.

* * *

Trois heures plus tard, le jardin parvenait tout juste à contenir un voisinage qui n’aurait raté ça pour rien au monde. On s’apprêtait à veiller et à profiter au mieux d’une soirée exceptionnellement douce pour la saison, un temps idéal pour une garden-party. Pour l’occasion, on avait même fait des efforts vestimentaires, les femmes étrennaient leur robe d’été, des choses blanches ou bigarrées, les hommes avaient opté pour le lin et la chemise à manches courtes. Le buffet, couvert de saladiers et de sauces diverses, était disposé au fond du jardin, avec deux petits fûts de vin blanc et rouge à chaque extrémité. À quelques mètres de là, le gril encore froid attirait des curieux qui s’impatientaient de le voir transformé en fournaise. Maggie accueillait ses hôtes à bras ouverts, les dirigeait vers une pile d’assiettes, fournissait des réponses toutes faites aux questions attendues et exprima tout son bonheur de vivre en cette Normandie si chère à la génération de ses parents. Elle fit visiter la maison, présenta chaque nouvel arrivant à ses deux enfants, qui avaient pour consigne de se les partager de façon équitable et de les amuser autant que possible. Elle accepta toutes les propositions d’invitations, y compris celle d’une association de quartier chargée de lutter contre une menace de lotissement, et nota quantité de coordonnées. Comment les invités auraient-ils pu se douter que leur vie privée n’aurait bientôt plus de secret pour Maggie ?