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Belle attirait plus que son frère. Belle attirait toujours, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, même ceux qui se méfiaient de la beauté comme s’ils en avaient souffert. Elle savait inverser les rôles et jouer à l’invitée, se laisser servir, répondre aux questions. Belle n’avait qu’à se contenter d’être elle-même et imaginer qu’elle s’adressait à son public. Warren, en revanche, coincé par un petit groupe d’adultes, subissait déjà leur conversation. Depuis son arrivée en France, on lui avait posé mille questions sur la culture et le mode de vie américains, à tel point qu’il avait pu recenser les plus courantes : qu’est-ce qu’un home run ? Un quaterback ? Fait-on vraiment griller les shamallows à la flamme ? Les éviers sont-ils équipés de broyeurs ? Qu’entend-on par trick or treat ? etc. Certaines le surprenaient, d’autres non, et il lui arrivait selon l’humeur de combattre certains clichés ou d’en renforcer d’autres. Ce soir, contre toute attente, personne ne lui demandait de jouer ce rôle et, à l’inverse, il se forçait à écouter les interminables récits de ceux qui avaient fait le voyage là-bas. À commencer par ce voisin qui revenait du marathon de New York.

— Après la course, je suis allé dîner au Old Homestead Steak House, à l’angle de la 56e et de la 9e avenue, tu connais ?

Entre zéro et six ans, Warren était allé à New York moins d’une dizaine de fois, à la patinoire ou dans des boutiques de jouets, sans oublier cette visite à l’hôpital pour consulter un spécialiste de l’asthme, mais sûrement pas dans un restaurant, a fortiori un restaurant de viande grillée dont il n’avait même jamais entendu le nom. Il se tut donc, l’homme n’attendait pas de réponse.

— À la carte, il n’y avait que deux plats : le steak less than a pound et le steak more than a pound. On me demandait de choisir entre une pièce de viande de moins de cinq cents grammes ou de plus de cinq cents grammes. J’avais beau avoir l’estomac creusé par les quarante-deux kilomètres que j’avais dans les pattes, j’ai pris le less than a pound, et j’en ai laissé la moitié.

Un autre rebondit sur l’anecdote pour placer la sienne, souvenir d’un déjeuner à Orlando.

— J’arrivais de l’aéroport, j’étais seul, j’entre dans une pizzeria et, sur la carte, je comprends qu’il y a trois tailles de pizzas, la large, la small, et la medium. J’ai tellement faim que je commande la large. Le serveur me demande combien on est, je réponds que je suis seul. Et là, il éclate de rire. Prenez une small, mais vous ne la finirez pas, il me dit. Et c’était vrai : une roue de camion !

Warren souriait, complaisant, exaspéré de ne pouvoir faire de mauvais esprit. La taille des plats, c’est tout ce qu’on retenait de son pays. Histoire de confirmer, un troisième les fit revenir à New York, dans la gare de Grand Central.

— On m’avait dit que les fruits de mer étaient incomparables. Je suis allé au John Fancy’s, qu’on m’avait conseillé comme le meilleur restaurant de poisson de la ville. Déception terrible, rien que du banal, on trouve des produits de la mer bien meilleurs à La Taverne d’Évreux. Je me rends à la gare afin de prendre un express pour Boston, où je devais rencontrer le directeur commercial de la boîte. Il est 13 heures, mon train ne part qu’une heure plus tard. Je me promène dans les sous-sols de cette gare gigantesque et je tombe sur l’Oyster Bar. Des huîtres grosses comme des steaks ! Les coquilles, on aurait dit des cendriers ! Du jamais-vu ! À l’échelle de la gare ! Warren, tu connais l’Oyster Bar ?

Warren faillit répondre ce qu’il avait sur le cœur : J’avais huit ans quand ma famille a été chassée des cinquante États d’Amérique. Il supportait de plus en plus mal qu’on voie en lui un futur obèse au QI inférieur à celui d’une huître de l’Oyster Bar, prêt à tout sacrifier à son dieu dollar, un être inculte qui se pensait autorisé à régner sur le reste du monde. Il avait envie de dire combien lui manquaient la maison de son enfance et son voisinage, les copains de son quartier, et combien lui manquait la bannière étoilée que son père avait piétinée tant d’années durant. Warren se trouvait pris dans un paradoxe incompréhensible : il était capable de pleurer en écoutant l’hymne américain, et en même temps, il se voyait créer un État mafieux dans l’État, régler certains problèmes qui échappaient aux politiques et, pourquoi pas, avoir son rond de serviette à la Maison-Blanche.

Afin d’échapper à cette conversation, Warren en était réduit à attendre, comme les autres, le seul événement susceptible de créer diversion, l’arrivée de son père. Mais le grand homme se faisait désirer, reclus dans sa véranda, tous stores baissés. Maggie sentait la colère monter : Fred lui avait laissé faire tout le boulot et le barbecue n’était toujours pas allumé. Seuls les invités comprenaient cette absence, persuadés qu’un écrivain, américain ou pas, avait pour habitude de soigner ses entrées.

Tout le monde avait tort.

Fred Blake, dans l’attitude du Penseur, relisait, ému, un paragraphe qui lui avait résisté plusieurs heures. Il se sentait si proche de ses souvenirs que l’urgence à les raconter lui faisait oublier que quarante-cinq personnes s’impatientaient à l’idée de le rencontrer.

Mon grand-père, en 1931, avait conduit une des deux cents Cadillac affrétées par le légendaire Vito Genovese pour suivre l’enterrement de sa femme. En 1957, mon père, Cesare Manzoni, avait été convoqué parmi les cent sept capi venus de tout le pays pour le congrès d’Apalachin, qui s’était terminé en chasse à l’homme. Est-ce que, franchement, j’étais destiné à jouer de la guitare avec des hippies ? Est-ce que vous m’imaginez devant la pointeuse d’une usine de cartonnage ? Est-ce que j’allais conserver mes points de retraite dans une boîte à chaussures ? Est-ce que j’allais me révolter et renier la tradition, devenir honnête rien que pour faire enrager mon père ? Non, j’ai repris l’entreprise familiale, et de mon plein gré qui plus est, personne ne m’y a forcé, j’étais trop fier. “On n’a qu’une vie”, m’avait dit mon oncle Paulie en m’offrant mon premier calibre. Je sais aujourd’hui qu’il avait tort : on peut en avoir une seconde. J’espère que, de là où il est, il ne voit pas ce triste ringard que je suis devenu.

À cet instant précis, il ne tenait plus à jouer à l’écrivain pour épater la galerie, il se sentait franchir la toute première étape d’un travail qui allait peut-être donner un sens à tout ce qu’il avait vécu, subi, et fait subir.