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— Va voir ce que fabrique ton putain de père !

Belle fila dans la véranda, où elle trouva Fred immobile, voûté sur sa machine, silencieux. Un instant, elle le crut mort.

— On t’attend, papa. Tu viens le faire, ce feu ?

Il sortit de son hébétude, attira sa fille à lui et la serra fort dans ses bras. L’écriture de ce dernier feuillet l’avait vidé, la confession l’avait rendu vulnérable, et pour la première fois depuis longtemps il ressentit un terrible réconfort en étreignant tant d’innocence. Ils réapparurent, lui, rayonnant, Belle sous son épaule, fière de son papa, et les têtes se tournèrent. Il salua ses invités, s’excusa pour son retard, trouva quelques bons mots pour mettre ses voisins à l’aise. Il s’approcha du barbecue où on lui servit un verre de bordeaux, qu’il dégusta à fines lampées tout en préparant le feu, entouré d’une poignée d’hommes venus lui prêter main-forte. Dans trois quarts d’heure, toutes les viandes seraient cuites et ce serait la curée.

Les pique-assiettes ne cessaient d’arriver, des voisins de voisins s’étaient passé le mot, et le tout prenait des allures de kermesse. Surpris par la tournure des événements et la soudaine popularité des Blake, les lieutenants Di Cicco et Caputo joignirent Tom Quintiliani sur son téléphone mobile avant de prendre une initiative personnelle. Le boss filait sur l’autoroute venant de Paris et promit d’arriver dans la demi-heure ; en attendant, il les encouragea à se rendre sur place et à se mêler aux convives. Ils quittèrent donc leur poste d’observation et s’immiscèrent dans la fête sans que personne ne fasse attention à eux. Richard, pour se donner une contenance, se servit un plat qu’il se mit à picorer sans aucune gêne.

— On a le droit de faire ça ?

— Si tu restes là comme un con, les bras ballants, tu vas finir par te faire repérer.

L’argument porta et Vincent joua des coudes pour atteindre les zitis.

Malavita fut tentée, elle aussi, de faire une apparition, curieuse de tout le bruit qui lui parvenait par le soupirail. Elle sembla réfléchir un instant, dressée, l’œil grand ouvert, la langue pendante. Tout compte fait, elle préféra se rendormir car seules de mauvaises raisons pouvaient expliquer ce brouhaha.

Le reste de la soirée aurait pu se dérouler dans la même ambiance de paisible gaieté que rien ne venait contrarier, si Fred ne s’était mis brutalement à regretter. À tout regretter.

Cinq individus, tous mâles, se tenaient en demi-cercle autour du barbecue, les yeux fixés sur la braise qui refusait de prendre, malgré le temps sec, malgré le matériel sophistiqué et les efforts du maître de maison, un vieux briscard en matière de gril.

— C’est pas comme ça qu’il faut faire… Faut plus de petit bois, monsieur Blake, vous avez mis le charbon trop vite.

Celui qui parlait avait un bob sur la tête et une bière à la main, habitait à deux maisons de là, sa femme avait apporté un cake aux olives, et ses enfants couraient autour du buffet en poussant des cris. Fred le gratifia d’un sourire à peine aimable. À ses côtés, un célibataire qui tenait l’agence de voyages du centre-ville reprit la balle au bond :

— C’est pas comme ça qu’il faut faire. Moi, je ne mets pas de charbon de bois, je procède comme dans une cheminée, c’est plus long mais la braise est de bien meilleure qualité.

— C’est pas comme ça qu’il faut faire, ajouta un notable qui siégeait au conseil municipal. Vous utilisez des allume-feu, c’est toxique, et c’est pas du jeu. D’ailleurs, ce n’est même pas efficace, la preuve.

Sans le savoir, Fred vérifiait un théorème universel, qu’il se formula en ces termes : dès qu’un con essaie d’allumer un feu quelque part, il y en a quatre autres pour lui expliquer comment s’y prendre.

— C’est pas demain qu’on va goûter à cette saucisse de foie, rit le dernier, qui ne put s’empêcher d’ajouter : vous arriverez à rien avec votre soufflet, moi j’utilise un vieux séchoir à cheveux.

Fred prit un temps de répit, se massa les paupières, en proie à une formidable montée de violence. Au moment le plus inattendu, Giovanni Manzoni, le pire homme qu’il eût jamais été, reprenait le pouvoir sur Fred Blake, artiste et curiosité locale. Quand un des cinq types tassés autour du feu crut bon de préciser que seul un peu de white-spirit pourrait arranger les choses, Fred le vit implorer le pardon à genoux. Plus que le pardon, il implorait la délivrance et demandait qu’on l’achève. Giovanni avait connu la situation plusieurs fois dans sa vie et ne pourrait jamais oublier le gémissement très particulier de l’homme qui réclame la mort ; une sorte de long râle proche de celui des pleureuses de Sicile, un chant dont il reconnaissait la note entre mille. Il ne lui aurait pas fallu plus de cinq minutes pour le faire chanter à ce grand type nonchalant qui croisait les bras à vingt centimètres de lui. Le conseiller municipal, lui, connaissait une agonie sans fin, accroupi dans un congélateur, en maillot de corps, comme jadis l’Irlandais Cassidy, patron du Syndicat des mareyeurs de New York. Le conseiller municipal s’en tirait moins bien que Cassidy qui, la tête écrasée contre un tas de blancs de poulets, avait cogné deux bonnes heures contre la paroi avant de rendre l’âme et donc de délivrer de leur attente Corrado Motta et Giovanni, occupés à jouer aux cartes sur le couvercle du congélateur en attendant que ça se passe.

L’homme au bob, incapable d’imaginer dans quelles tortures inouïes Fred le projetait, dit :

— Ça prendra jamais, il doit y avoir des restes de cendres.

Fred remonta loin dans sa mémoire ; il avait vingt-deux ans quand son boss lui avait donné l’ordre de faire un exemple en la personne de Lou Pedone, un des médiateurs des « cinq familles », qui avait permis à une triade chinoise de s’implanter sur Canal Street contre un bon paquet de narcodollars. En guise de vendetta, et pour l’exemple, Giovanni avait fait preuve d’une imagination sans pareille : on avait retrouvé la tête de Lou flottant dans un aquarium du restaurant La Pagode d’Argent, à l’angle de Mott et Canal Street. Le plus étonnant ? Les clients mirent plusieurs heures avant de remarquer que l’aquarium les dévisageait d’un regard vitreux. Fred, qui maintenant perdait ses moyens et grattait mille allumettes sous des boulettes de papier, vit la tête de l’homme dans l’aquarium, et son bob ridicule flotter en surface. Mais l’épreuve ne s’arrêtait pas là ; un autre type, jusque-là silencieux, saisit le soufflet et, d’autorité, se mit en tête de redresser la situation sans en référer à Fred. Lequel avait déjà, au cours de la journée, senti sa virilité remise en cause. Cette fois, il dut se faire violence pour ne pas saisir le malheureux par les cheveux, presser son visage à même le gril et lui enfiler une brochette dans l’oreille afin de la voir ressortir par l’autre.

— Ah, ça ! monsieur Blake, on est sûrement plus doué pour faire des phrases que du feu. On peut pas avoir tous les talents.

À quelques pas de là, Warren, toujours otage de la même conversation sur la cuisine américaine, s’entendit poser une question à laquelle il n’avait jamais songé.

— C’est quoi, le vrai hamburger ?

— … Le vrai hamburger ? C’est-à-dire ?

— Il doit bien y avoir une recette d’origine. Faut-il du ketchup ? Des cornichons ? De la salade ? Des oignons ? La viande est-elle toujours grillée ? Est-ce qu’on mord dedans ou on le mange avec des couverts, ouvert en deux ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Warren n’en pensait pas grand-chose mais répondit ce qui lui vint à l’esprit.

— Le vrai hamburger américain est gras si on le veut gras, il est énorme quand on veut faire un excès, il est plein de ketchup quand on se fout de son diabète, on y met des oignons si on se fout de puer de la gueule après, et de la moutarde qu’on mélange au ketchup parce qu’on aime la couleur que ça fait, une feuille de salade quand on aime l’ironie, et si le cœur vous en dit vous pouvez ajouter du fromage, du bacon grillé, des pinces de homard et des shamallows, ce sera un vrai hamburger américain, parce qu’on est comme ça, nous, les Américains.