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De son côté, Maggie jouait admirablement son rôle ; ce barbecue n’était rien comparé à certaines réunions au sommet qu’elle avait dû organiser sur ordre de Fred. Tout se passait alors par l’intermédiaire des épouses, qui transmettaient l’invitation à leur mari et se chargeaient de la faire circuler auprès des personnes concernées. Un barbecue chez les Manzoni n’était rien moins qu’un symposium de mafieux agrémenté de quelques côtelettes. On y prenait des décisions que Maggie préférait ne pas connaître. Elle avait même reçu par deux fois Don Mimino en personne, capo di tutti capi, qui ne se déplaçait qu’en cas de guerre entre les familles. Ces après-midi-là, il fallait que rien ne pose problème, que tout se déroule selon un rituel tranquille dans un climat de franche camaraderie. Plus que de diplomatie il fallait faire preuve d’un sixième sens, garder un œil sur tout et veiller à ce que les hommes puissent traiter leurs affaires en toute discrétion, et parfois sceller le sort d’un des leurs dans un bloc de béton. Maggie était rompue à cet exercice. Qu’avait-elle à craindre, tant d’années plus tard, au milieu de leurs invités français, amusés par ses fautes de goût ?

Entre-temps, la braise avait fini par prendre, ce qui avait mis fin aux sarcasmes. Les steaks cuisaient près des saucisses en dégageant une odeur à réveiller l’appétit des convives qui, assiette en main, se firent de plus en plus nombreux autour du feu. Fred se détendait peu à peu, rassuré d’avoir su démarrer son barbecue malgré la mauvaise foi environnante. L’homme au bob l’avait échappé belle ; sans le savoir il venait de frôler une mort atroce qui aurait rendu célèbre la paisible ville de Cholong. Il fut même l’un des premiers à goûter à la viande et ne put s’empêcher de donner un avis :

— Elle est bonne, monsieur Blake, mais vous auriez peut-être dû attendre un peu que la braise soit bien prise avant de mettre les steaks.

Fred n’avait plus le choix, l’homme au chapeau ridicule devait mourir séance tenante et devant tous.

Dans le New Jersey, l’homme au chapeau ridicule n’aurait pas survécu deux semaines, on lui aurait appris dès l’enfance à tenir sa langue, ou on la lui aurait coupée avec un cran d’arrêt aiguisé comme un rasoir, l’opération n’aurait pas duré une minute. Dans le New Jersey, face à de vrais méchants de la trempe de Giovanni Manzoni, l’homme au chapeau ridicule aurait ravalé toute sa sournoiserie, il aurait cessé de regarder par-dessus l’épaule du voisin dans le seul but de faire des commentaires. Dans le New Jersey, ceux qui avaient réponse à tout devaient le prouver sur-le-champ, les donneurs de leçons se faisaient rares. Giovanni Manzoni empoigna un tisonnier posé contre le gril, le serra fort dans la main, et attendit que l’homme au chapeau ridicule se retourne pour le frapper de face afin qu’il voie la mort lui arriver de plein fouet.

Et tant pis si Fred foutait tout par terre, s’il mettait la vie des siens en péril en tuant cet homme, tant pis s’il retournait en prison pour de bon. Tant pis si, dans cette prison, son anonymat ne tenait pas quarante-huit heures et si Don Mimino donnait l’ordre de le liquider. Tant pis si toute l’histoire des Manzoni faisait à nouveau les gros titres et si Maggie, Belle et Warren ne survivaient pas à tant de honte et d’acharnement. La mort et la ruine d’une famille n’étaient rien en comparaison de cette irrésistible envie de faire taire à jamais l’homme au chapeau ridicule.

Ce fut à ce moment précis qu’une main vint se poser en douceur sur l’épaule de Fred, qui se retourna, prêt à frapper celui qui l’empêcherait de frapper.

Quintiliani venait d’arriver. Droit, fort, rassurant, un regard de prêtre. Il avait senti monter la violence de Fred que personne, hormis lui-même, ne pouvait contrôler. Il savait comment réagir à cette violence-là, il la connaissait par cœur, certains de ses collègues du FBI y voyaient un don. En fait de don, Tomaso Quintiliani ne faisait que refouler de vieux démons. À l’époque où il traînait sur Mulberry Street avec sa bande de copains, la vie d’un homme se réduisait à la somme qu’on trouvait dans ses poches. Sans la prise de conscience qui l’avait vu rejoindre les rangs du FBI, il aurait grossi ceux de la Cosa Nostra avec la même détermination.

— Offrez-moi un verre, Fred.

Fred poussa un soupir de soulagement. Le spectre de Giovanni Manzoni s’estompa comme au sortir d’un mauvais rêve, et Frederick Blake, écrivain américain installé en Normandie, réapparut.

— Venez goûter la sangria, Tom, dit-il en lâchant le tisonnier.

* * *

La réception avait duré et Maggie bâillait, dans ses draps, prête à s’écrouler de sommeil au premier battement de cils. Fred passa son pyjama posé sur le rebord d’une chaise, s’allongea auprès de sa femme, l’embrassa sur le front et éteignit la lampe de chevet. Après un moment de silence, il dit, les yeux en l’air :

— Merci, Livia.

Il ne l’appelait par son vrai prénom que quand il se sentait redevable. Dans son merci, il y avait une longue phrase qui commençait par : Merci de ne pas me quitter, malgré tout ce que tu as subi, parce que tu sais que sans toi je ne tiendrais pas le coup longtemps, et merci aussi pour… plein d’autres choses qu’il préférait ne pas énoncer — dire merci en général était au-dessus de ses forces. Il la sentit glisser dans le sommeil, attendit un instant, quitta le lit, passa une robe de chambre, et descendit, comme un voleur, dans la véranda. Toute la fatigue de la journée s’était estompée. Il s’assit devant sa machine, alluma une lampe, et relut les toutes dernières lignes de son chapitre.

Comme je regrette la ville où je suis né et où je ne mourrai pas. Tout me manque, ses rues, ses nuits, ma liberté de tous les instants, les amis qui pouvaient un soir vous embrasser comme du bon pain et vous tirer une balle dans l’œil le lendemain. Eh oui, je n’arrive pas à comprendre pourquoi même eux me manquent. Je n’avais qu’à me servir et tout m’appartenait. Nous étions des seigneurs, Newark était notre royaume.

3

Le plombier avait reporté le rendez-vous par deux fois et Maggie, en le suppliant presque, avait réussi à le convaincre de passer ce matin-là. Or, ce matin-là, elle venait d’avoir confirmation d’un rendez-vous à Évreux qu’elle attendait depuis longtemps. Fred, exaspéré à l’idée d’affronter seul un plombier, se réfugia dans la véranda.

— Laisse la porte ouverte, ce serait trop bête de le rater, dit Maggie en quittant la maison.

Tout en gardant une oreille vers l’entrée, il reprenait des notes qui devaient aboutir au plan complet des deuxième, troisième et quatrième chapitres de ses Mémoires. Ce qui donnait à peu près ceci :

1. Les années “sciuscia”

— Mes quatre années de travail en duo avec Jimmy.

— Le cynodrome.

— Les transports Schultz.

— Le marché aux légumes de Pearl Street.

— Les bénéfices réinvestis dans l’usine d’excavation.

Portrait de ceux que j’ai croisés à l’époque : Curtis Brown, Ron Mayfield, les frères Pastrone.

2. Les années “a faticare”

— La couverture Excavation Works and Partners, ses filiales.

— Les filles du quartier de Bonito Square.