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Les mots se bloquaient dans sa gorge, sa voix cassée était celle de l’innocence terrassée par l’injustice.

— On voit bien que tu dis la vérité, fit Warren. Seulement, je ne sais pas ce que je peux faire pour toi. Qu’est-ce que tu demandes, au juste ?

— Si je redouble, je me tue. Je m’en remettrais jamais. C’est trop injuste, trop. Je veux qu’il change d’avis, qu’il donne son accord pour que je passe en seconde, c’est tout ce que je veux. Qu’il change d’avis, c’est tout.

Warren écarta les bras en signe d’impuissance.

— Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? C’est quand même un prof !

— Je sais. Et je suis prêt à faire des sacrifices. Je réclame justice, tu comprends ça ?

— Oui, je comprends ça.

— Aide-moi, Warren.

Et il baissa la tête en signe d’allégeance.

Après un temps de réflexion, Warren dit :

— Le trimestre est bien avancé, mais je vais voir ce que je peux faire. Les jours à venir, ne sors de chez toi que pour aller en cours, ton temps libre, passe-le avec ta famille. Je m’occupe du reste.

Le gosse retint un geste de triomphe, les poings serrés, le sourire radieux.

— Suivant ! cria Warren.

Un petit à lunettes se leva pour rejoindre l’endroit exact que venait de quitter le précédent.

— Tu t’appelles comment ?

— Kévin, cinquième B.

— Tu as demandé à me voir ?

— On a volé les billets que ma mère met de côté dans l’armoire… Je sais qui c’est. C’est même mon meilleur copain. Mes parents pensent que c’est moi. Lui, il nie. Mon père ne veut pas avoir d’embrouille avec sa famille, il dit que je suis un lâche d’inventer une histoire pareille. Mais moi, je sais. Ça peut pas rester comme ça.

* * *

La femme de l’écrivain. Maggie y aurait presque pris goût si elle n’avait pas été si longtemps la femme du gangster, la femme du chef de clan, la femme du mafioso, la femme de Giovanni Manzoni, la femme de cette balance de Giovanni Manzoni. Après avoir été toutes celles-là, plus question d’en devenir une autre, et surtout pas la femme de l’écrivain. Ce qui la mettait hors d’elle, c’était la façon odieuse dont Fred s’inventait un rachat en dressant noir sur blanc la liste de ses abjections. Existait-il un moyen plus pervers de se donner bonne conscience ? Elle ne comprenait pas plus la délectation qu’il éprouvait à s’enfermer dans sa saloperie de véranda, lui qui, à l’inverse de sa bande de voyous d’alors, n’avait guère connu d’autre centre d’intérêt que sa place dans la hiérarchie au sein de la Cosa Nostra. Certains aimaient la pêche, d’autres faisaient du sport, d’autres encore élevaient des chiens ou tentaient de perdre du poids dans les hammams. Lui, non. Rien n’avait d’attrait à ses yeux que la recherche de nouveaux secteurs, de nouvelles combines qui lui permettraient de plumer de nouveaux pigeons qui s’apercevraient trop tard qu’ils étaient nus. Pourquoi fallait-il, tant d’années après, qu’il trouve la force de s’enfermer jusqu’à huit heures d’affilée face à une machine à écrire pourrie ? Pour pousser le principe même de la confession à son point le plus cynique ? Pour revivre ses faits d’armes et immortaliser ses titres de gloire ? C’était comme éprouver la nostalgie du péché. Il trempait sa plume dans toute la noirceur de son âme et cette encre-là ne sécherait jamais. Si le voisinage était prêt à acheter un tel mensonge sans se soucier du prix, Maggie, elle, ne s’y trompait pas.

Avec dix minutes d’avance, elle gara sa voiture dans la rue Jules-Guesde, à Évreux, alluma une cigarette pour patienter, et tenta d’imaginer les railleries de son mari si elle n’avait pas menti sur l’objet de son rendez-vous.

— Qu’est-ce que tu cherches à faire, ma pauvre Maggie ? Soigner ton âme ? Racheter mes fautes ? Mais sache bien que je ne regrette rien, et si les choses s’étaient jouées autrement on serait encore chez nous, là-bas, avec notre famille et toute mon équipe, et on mènerait encore cette vie-là, celle de notre rang, au lieu de moisir ici, alors laisse-moi te dire que tu me fais bien marrer à vouloir jouer les saintes.

L’antenne Eure du Secours populaire français cherche bénévole pour tâches administratives. Un entrefilet dans Le Clairon de Cholong. Il suffisait d’un peu de temps, d’un peu d’esprit pratique, et de beaucoup de motivation. Maggie s’était sentie désignée. Le doigt de Dieu n’y était pour rien, elle s’était détournée de lui et ne croyait pas plus à sa clémence qu’à son châtiment. Les voies du Seigneur demeuraient impénétrables, et le malin plaisir qu’Il prenait à brouiller les pistes avait fini par la lasser. S’efforcer de ne jamais être lisible aux yeux des humains cachait forcément des intentions confuses. Tant de gravité, de transcendance, de démesure, d’éternité, tout ça dans le plus profond silence et sans le plus petit mode d’emploi, Maggie avait baissé les bras. À la vérité, elle osait à peine se l’avouer, Dieu ne l’émouvait plus. Ni les couronnes d’épines, ni la chapelle Sixtine, ni la Dame blanche, ni les grandes orgues, plus rien ne la remuait comme jadis. Désormais, le seul vrai miracle qui parvenait à la toucher au cœur se résumait en un mot : solidarité. Le phénomène était apparu dans des circonstances apparemment futiles, en passant devant une télévision, en sortant d’un film, en allumant la radio pour avoir un bruit de fond. La première fois, ce fut une publicité sur une mutuelle d’assurance qui n’avait pas peur de clamer son éthique et sa vocation à l’entraide à grand renfort de violons ; Maggie avait senti une larme poindre, une vraie larme, là, bêtement, devant son écran, elle s’en était voulu de s’être laissé avoir par le procédé, mais chaque fois que le spot passait elle retombait dans le panneau. Il y avait eu ce film hollywoodien où un jeune homme retrouve sa bien-aimée grâce à la bienveillance d’une foule anonyme ; là encore la ficelle était énorme, pas de quoi être fière, mais elle avait senti battre son cœur. Au détour d’un fait divers, chaque fois qu’elle entendait parler d’une poignée d’individus réunis au nom d’un seul, elle se sentait appelée. Peu à peu, elle s’était mise à traquer cette même émotion pour en identifier chaque composante, jusqu’à les confondre : l’esprit d’équipe, les appels à la générosité publique, les levées de bouclier devant l’injustice, l’empathie pour son prochain, la liste n’en finissait plus, mais peu importait, l’essentiel était de servir cette haute idée de la solidarité et d’agir selon ses moyens. Une manière de signifier à Dieu que les humains pouvaient faire le boulot eux-mêmes.

On la fit patienter dans une petite salle avec une table basse recouverte de magazines. Avant qu’elle n’obtienne ce rendez-vous, Quintiliani lui avait fait part de ses réticences.

— Une association caritative ? C’est méritant, Maggie, mais pas très raisonnable. On ne sait jamais, il peut y avoir de la presse, des photos, je ne sais pas…

— Je ferai attention.

— Qu’en pense Frederick ?

— Je ne lui en ai pas encore parlé.

— Je vais voir mais je ne vous promets rien. Votre nom et votre photo ne doivent jamais apparaître, vous le savez.

Malgré tout, pour Quint, l’initiative de Maggie avait du bon : elle s’intégrait socialement et s’occupait par la même occasion, toutes choses que le plan Witsec préconisait. Quelques jours plus tard, il donnait son accord de principe pour une période d’essai, ensuite on aviserait.

Une autre motivation, bien plus intime encore, poussait Maggie à se rendre utile aux plus démunis. Le destin lui offrait, bien des années plus tard, l’occasion de payer un tribut à ses origines modestes, de revenir vers elles après avoir tenté de les nier dans les fastes manzoniens. À l’inverse de Giovanni, fils naturel de la Cosa Nostra, et donc élevé dans la tradition du profit, de l’argent et des moyens d’en gagner toujours plus, Livia était née dans une famille d’ouvriers qui l’étaient restés toute leur vie. À près de cinquante ans, sa prime jeunesse lui revenait en mémoire comme si elle venait de quitter ce quartier de l’East End où, avant qu’elles ne s’entretuent, toutes les races se regroupaient dans une même nation, celle des immigrants. Elle s’interrogeait sur le choix inconscient de ces images qui remontaient à la surface, comme ce moment du vendredi soir où son père tendait sa paye à sa mère, une enveloppe blanche qui allait les faire vivre jusqu’au vendredi suivant. Elle se souvenait à quel point elle enviait ses deux grandes sœurs quand elles partaient à leur cours de sténodactylo ; Livia allait les suivre dès l’âge légal. Elle se souvenait presque heure par heure de la longue nuit d’inquiétude où son frère aîné, employé dans une entreprise de ramonage, avait escamoté une boîte à bijoux dans un appartement rempli de cheminées en marbre. Au petit matin, le père était allé le chercher au commissariat, et le jeune Aldo avait mis fin à sa carrière de voleur. Elle se souvenait aussi du triste jour où elle s’était fait mordre par un chien des beaux quartiers ; aucun moyen d’obtenir réparation ou de porter plainte. Elle se souvenait surtout de sa mère qui, chaque jour, craignait un nouveau danger pour ses enfants, et de son père qui faisait profil bas à chaque nouvel incident de quartier. Livia avait voulu fuir tout ça en épousant Giovanni.