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On la fit entrer dans le bureau. L’entretien ne dura pas plus de dix minutes.

— Quand pourriez-vous commencer ?

— Tout de suite.

* * *

Al Capone disait toujours : “On obtient plus de choses en étant poli et armé qu’en étant juste poli.” Cette simple phrase explique pour moi la persistance d’un phénomène comme la mafia à travers les siècles.

Fred cessa de taper pour se laisser le temps de la réflexion, mais sa dernière phrase n’en appelait pas d’autres. Que pouvait-il ajouter à tant d’évidence en si peu de mots ? C’était sans doute ça, la littérature. À quoi bon expliquer à d’éventuels lecteurs ce qu’il voyait là de lumineux ? Tous ses copains de Newark auraient compris sans plus de bla-bla. En citant Capone, Fred réalisa combien il pouvait être utile d’étayer son propos par la pensée d’un maître. À la volée, il donna un retour de chariot pour affronter un nouveau paragraphe.

À quelques mètres de là, Belle, entièrement nue devant le miroir de la salle de bains, un mètre de couturière en main, prenait les mesures de son superbe corps sans en épargner une courbe. Si elle connaissait ses mensurations de base, poitrine, taille, hanches, son indice de masse corporelle de 20, et son rapport taille/hanches de 7, elle était curieuse de tout le reste : tour de poignet, de cou, longueur du mollet, largeur du pied, hauteur du front, envergure des bras, écart entre les yeux, angle de l’omoplate avec l’aisselle, distance entre les pointes de seins, etc. Chaque fois, elle atteignait le nombre idéal.

Dans la cuisine, Maggie s’activait devant les fourneaux. Pasta agli e olio. Les spaghettis à l’ail et à l’huile avaient beau être sa spécialité, ni son mari ni ses enfants ne concevaient un plat de pâtes sans tomates. Fred chipotait devant les sauces sophistiquées à base d’herbes ou de viandes, ou même de produits rares, truffes, écrevisses et tout ce qu’il prenait pour des afféteries. Les pâtes, c’était de la sauce bien rouge, et rien d’autre.

— Tu sais bien que je n’aime pas ça, dit-il, de passage dans la cuisine.

Maggie atteignait le point crucial, cette petite seconde où il faut faire sauter les spaghettis et l’ail dans la poêle puis ajouter l’huile crue.

— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est pour toi ? Si tu avais envie d’une sauce, tu aurais pu t’y mettre cet après-midi, entre deux chapitres.

— Tu l’as faite pour qui, cette pasta ?

— Pour deux pauvres types qui sont loin de leur pays, comme nous, mais qui eux n’ont rien fait pour mériter ça.

Il haussa les épaules et demanda ce qu’elle avait à lui faire payer. Sans daigner répondre, Maggie recouvrit son plat de papier aluminium et quitta la maison pour rejoindre Richard Di Cicco et Vincent Caputo, qui jouaient aux cartes, des écouteurs sur les oreilles.

— Quelqu’un téléphone chez moi ? demanda-t-elle.

— Oui, un certain Cyril, dit Vincent. Je ne voudrais pas vendre la mèche, mais il appelle Belle tous les jours depuis une semaine.

— Connais pas. Si vous sentez qu’elle tombe amoureuse, vous m’en parlez, les garçons.

Au lieu de le subir, Maggie avait appris à se servir du FBI. Outre la réelle estime qu’elle éprouvait pour Quintiliani et ses hommes, elle se sentait non pas espionnée mais protégée par eux ; seule la famille d’un chef d’État pouvait prétendre à un tel traitement. À quoi bon fouiller dans les armoires de ses enfants ou dans les poches de son mari ? Le FBI s’en chargeait, et jamais Maggie n’avait eu à craindre les mille dangers que redoutent les épouses et mères. Sans fierté, mais sans honte, elle avait su utiliser les moyens sophistiqués du Bureau pour régler ses problèmes domestiques. Les petites lâchetés de Fred, les petits dérapages de Warren, les petits secrets de Belle : Richard et Vincent ne lui cachaient rien.

— Je vous ai fait des pâtes agli e olio, Vincenzo.

— Ma femme ne sait pas les faire comme vous, va savoir pourquoi, peut-être qu’elle met l’ail trop tôt.

— Comment va-t-elle ?

— Elle s’ennuie de moi, elle me dit.

Un tel aveu rendait leur promiscuité absurde. N’avaient-ils rien de mieux à faire, tous les trois, que se retrouver coincés dans un pavillon vide, perdu dans une bourgade normande, à mille milles de chez eux ? En proie à une nostalgie silencieuse, ils goûtèrent aux pâtes sans appétit. La présence de Maggie les réconfortait bien plus que sa cuisine, une femme s’occupait d’eux et jouait tantôt l’épouse, tantôt la sœur. Ils la savaient sincère et cette confiance devenait à la longue un lien précieux. Elle apparaissait, et une bouffée de réconfort leur faisait oublier une journée d’ennui, de regrets, de silence. Maggie les aidait à tenir bon et à repousser les limites de leur conscience professionnelle.

Pour comprendre l’engagement de Caputo et Di Cicco, il fallait remonter six ans plus tôt, à l’issue du « procès des cinq familles », ainsi que l’avaient baptisé les médias. Les Manzoni, entièrement pris en charge par le Witsec, étaient devenus les Blake, petite famille sans histoires qui quittait la Grande Pomme pour s’installer à Cedar City, Utah, dix-huit mille âmes, un paysage montagneux au cœur d’un désert. La ville remplissait les caractéristiques premières, assez intime pour être épargnée par toute forme de pègre, assez grande pour qu’on puisse y garder un semblant d’anonymat. Installés dans la zone pavillonnaire d’un quartier de riches retraités, les Blake avaient fait face à leur soudaine oisiveté comme ils avaient pu. Une ambiance étrange, semi-carcérale, d’un total laisser-aller après tous ces mois de pression. Courses livrées à domicile, cours par correspondance, les Blake avaient vécu reclus, dans l’indifférence des voisins. Quintiliani n’avait pas lâché Fred depuis la sortie du procès. Choisi pour sa ténacité inouïe et ses origines italiennes, il avait, pour les mêmes raisons, désigné Di Cicco et Caputo comme lieutenants. Tous trois connaissaient mieux que personne les Manzoni pour les avoir traqués et écoutés sans relâche pendant quatre longues années avant de coincer Giovanni. Le Witness Program avait fixé les deux étapes suivantes de leur réinsertion : l’admission des enfants à l’école de Cedar, et un job pour Maggie si leur anonymat était préservé.