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C’était sans compter la détermination dont les cinq familles qui contrôlaient l’État de New York allaient faire preuve.

Chacune d’elles avait perdu deux ou trois hommes à l’issue du procès, sans parler de Don Mimino, dont le bataillon d’avocats avait été réduit au silence au vu des multiples preuves fournies par Giovanni Manzoni quant à son rôle de chef suprême de la Cosa Nostra : le coup de couteau de Brutus à César. Les cinq familles s’étaient cotisées sans regarder à la dépense : tout individu susceptible de fournir le moindre renseignement avéré sur les Manzoni pouvait prétendre à la somme de vingt millions de dollars. Parallèlement, on avait créé des escouades de quatre ou cinq pisteurs/tueurs pour retrouver la trace des Manzoni. Enzo Fossataro, qui assurait l’intérim à la tête des familles en attendant que Don Mimino désigne son successeur, avait conclu des accords avec les familles de Miami, de Seattle, du Canada, de Californie, pour créer des antennes de renseignements et de surveillance. Il avait même, en toute impunité, fait passer des annonces à peine maquillées dans divers journaux parfaitement respectables qui, sans être vendus à la mafia, tenaient là un feuilleton qui allait grassement augmenter les tirages. Très vite, on assista à un phénomène encore inédit sur le territoire américain, on vit ces brigades de la mort, les Crime Teams comme les baptisa le Post, couvrir méthodiquement le pays jusqu’à ses plus petites bourgades, poser des questions dans les bars les plus minables, laisser des pourboires çà et là, donner des numéros de téléphones portables. Le FBI lui-même n’avait jamais connu ce degré de précision dans l’investigation, ni engagé de tels moyens au service d’une enquête. Leur intervention prenait la forme d’un code que tous connaissaient : deux hommes entraient dans un bar, déposaient sur le comptoir un journal plié en huit qui laissait apparaître une photo des quatre Manzoni posant, tout sourire, pendant la grande parade de Newark. Les hommes n’avaient pas besoin d’en rajouter, ni de poser la moindre question, ce simple papier froissé prenait sur-le-champ un faux air de chèque de vingt millions de dollars.

Si les cinq familles étaient prêtes à dépenser leur dernier sou, il s’agissait d’une question de survie plus que de vengeance. Le coup porté à la mafia après le procès Manzoni fut tel que ses bases mêmes s’étaient fissurées avec une menace d’effondrement à moyen terme. Si un seul repenti pouvait causer autant de dégâts, s’en sortir avec la bénédiction de la cour, et terminer sa vie en résidence surveillée aux frais du pays, l’idée même de famille était remise en cause, donc toute l’Organisation. Jadis, on entrait dans la mafia par le sang, et on ne pouvait en sortir que par le sang ; aujourd’hui, Manzoni venait de piétiner son serment d’allégeance et se prélassait devant sa télé, peut-être le cul dans une piscine. Avec cette vision périssaient plusieurs siècles de tradition et de secret. Or la Cosa Nostra ne pouvait laisser brader son image et se préparer des lendemains de déroute. Pour montrer qu’elle existait encore et qu’elle comptait durer, elle devait frapper fort : la survie des familles passait par la mort des Manzoni. Comme un cancer généralisé, les Crime Teams s’attaquaient à tout ce que le pays comptait de centres urbains, de villages perdus, et sillonnaient des zones jamais visitées par les employés du recensement eux-mêmes. Aucune autorité locale ou nationale ne pouvait stopper leur déploiement, se promener en ville avec un journal plié en quatre sous le bras ne correspondait à aucun délit. Près de six mois après l’installation des Blake à Cedar City, on avait vu des inconnus s’asseoir dans le coffee shop de Oldbush, à quarante-cinq miles de là, le fameux journal à portée de main, prêts à faire connaissance avec le natif en mal de conversation.

— On ne peut rien faire pour les arrêter, bordel ? Quintiliani, vous êtes le FBI, nom de Dieu !

— Calmez-vous, Frederick.

— Je les connais mieux que vous ! Je vais même plus loin : si j’étais à leur place et que je me retrouve en face d’un fils de pute qui a fait ce que j’ai fait, je sais comment je prendrais plaisir à le refroidir. Je serais peut-être déjà derrière cette porte, prêt à nous buter vous et moi. J’ai même dû former certains de ces types ! Votre putain de programme de protection des témoins… Six mois, il leur a fallu !

— …

— Sortez-moi de là. C’est votre devoir, vous me l’aviez promis.

— Il n’y a qu’une seule solution.

— La chirurgie esthétique ?

— Ça ne servirait à rien.

— Alors quoi ? Vous allez me faire passer pour mort ? Ça ne marchera jamais.

Fred avait raison et Quint le savait mieux que personne. Depuis que le cinéma hollywoodien s’était emparé de ce scénario, il était désormais inutile de mettre en scène la mort d’un repenti. LCN[1] ne croirait à la mort de Fred que devant son cadavre criblé comme une passoire.

— Il va falloir quitter les États-Unis, dit Quint.

— Dites-moi que j’ai mal compris.

— Nous vivons une époque cynique, Giovanni. Le pays entier est à l’écoute du feuilleton intitulé « Combien de temps les Manzoni vont-ils survivre ? ». C’est un reality show qui passionne trois cents millions de spectateurs.

— La fin du feuilleton sera la fin des miens ?

— L’Europe, Giovanni. Ce mot vous dit-il quelque chose ?

— … L’Europe ?

— Procédure exceptionnelle. Les gars de Don Mimino peuvent sillonner le territoire mais pas la terre entière. Ils n’ont aucune pratique de l’Europe. Là-bas, vous serez en sécurité.

— Vous êtes prêt à franchir des océans pour sauver ma peau ?

— Si ça ne tenait qu’à moi, je passerais un coup de fil pour vous balancer à un de ces types de la Crime Team, je le ferais gratuitement, rien que pour voir une ordure comme vous avec la balle qu’il mérite dans la tête. Seulement voilà, vous voir mort, c’est redonner vingt années d’impunité au crime organisé, à l’omerta, la loi du silence, et à toutes ces conneries. En revanche si vous vous en sortez, la liste des repentis sera assez longue pour m’occuper une vie entière et payer ma retraite. Washington me pousse dans ce sens-là. Votre survie nous est précieuse, et vous m’êtes bien plus utile vivant que mort.

— Si c’est la seule solution, je veux aller en Italie.

— Pas question.

— Notre exil prendrait un vrai sens, sinon il n’en a aucun. Laissez-moi connaître ma terre d’origine, je n’y suis jamais allé. Je l’ai promis à Livia au premier jour de notre mariage. Ses grands-parents étaient de Caserte, les miens de Ginostra. On dit que c’est le plus bel endroit du monde.

— En Sicile ? Bonne idée ! Autant vous promener dans les rues de Little Italy en portant une pancarte avec marqué : CETTE FIOTTE DE DON MIMINO S’ÉCLATE EN TAULE.

— Laissez-moi connaître l’Italie avant de crever.

— Si je vous débarque en Sicile, en moins de dix minutes vous êtes transformé en spezzatini. Pensez aux vôtres.

— …

— Parlez-en à Maggie, on a encore un peu de temps.

— Je sais déjà ce qu’elle va proposer, Paris, Paris, Paris, je ne connais pas une seule femme qui n’en rêve pas.

— Pour être tout à fait honnête, j’en ai parlé à mes supérieurs, et Paris est une des villes possibles. Nous avons aussi Oslo, Bruxelles, Cadix, avec une préférence pour Bruxelles, ne m’en demandez pas plus.

Quelques semaines plus tard, les Blake habitaient une résidence tranquille du deuxième arrondissement de Paris. Passé les premiers mois d’adaptation — nouvelle vie, nouveau pays, nouvelle langue — ils avaient fini par s’aménager un quotidien qui, sans les satisfaire, leur avait permis de se remettre du traumatisme de cette fuite. Avant que Fred ne se mette à détraquer à lui seul tout le plan Witsec.

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1

Abréviation de « La Cosa Nostra » utilisée par le FBI.