— Pas de céréales, pas de toasts, pas de peanut butter, dit Maggie, vous vous contenterez de ce que j’ai rapporté ce matin de la boulangerie du coin : des beignets aux pommes. J’irai faire les courses cet après-midi, d’ici là épargnez-moi les réclamations.
— C’est parfait, Mom, dit Belle.
D’un air pincé, Warren saisit un beignet.
— Quelqu’un pourrait-il m’expliquer pourquoi les Français, célèbres pour leur pâtisserie, n’ont pas inventé le donut ? C’était pas compliqué pourtant, un beignet avec un trou dedans.
À moitié endormi et déjà exaspéré par la journée qui s’annonçait, Fred demanda si le trou en question apportait un surcroît de goût.
— Ils se sont mis au cookie, dit Belle. J’en ai goûté de bons.
— Tu appelles ça des cookies ?
— J’en ferai dimanche, des donuts, et aussi des cookies, dit Maggie pour avoir la paix.
— Est-ce qu’on sait où se trouve l’école ? demanda Fred, histoire de s’intéresser à une organisation du quotidien qui lui échappait depuis toujours.
— Je leur ai donné un plan.
— Accompagne-les.
— On se débrouillera, Mom, fit Warren, on ira même plus vite sans plan. C’est comme un radar qu’on a dans la tête, il suffit de se retrouver dans n’importe quelle rue du monde avec un cartable sur le dos, une petite voix intérieure vous met en garde : « N’y va pas, c’est par là », et on rencontre de plus en plus de silhouettes avec des cartables sur le dos allant dans la même direction, et tous s’engouffrent dans une espèce de bouche obscure. C’est une loi physique.
— Si tu pouvais être aussi motivé en cours, dit Maggie.
Ce fut le signal du départ. Tous s’embrassèrent, se donnèrent rendez-vous en fin d’après-midi, cette première journée pouvait commencer. Chacun, pour des raisons diverses, s’abstint de poser les mille questions qui lui brûlaient les lèvres et accepta la situation comme si elle présentait un reste de cohérence.
Maggie et Fred se retrouvèrent seuls dans la cuisine soudain silencieuse.
— Et toi, ta journée ? demanda-t-il le premier.
— Comme d’habitude. Je vais faire le tour de la ville, visiter ce qu’il y a à visiter, repérer les commerces. Je rentre vers 6 heures ce soir avec les courses. Toi ?
— Oh moi…
Derrière ce Oh moi… elle entendit une litanie silencieuse, des phrases qu’elle connaissait par cœur sans qu’il eût jamais besoin de les prononcer : oh moi, je vais passer la journée à me demander ce qu’on fout là, et puis je vais faire semblant, comme d’habitude, semblant de quoi, c’est le problème.
— Essaie de ne pas traîner toute la journée en robe de chambre.
— À cause des voisins ?
— Non, pour le moral.
— Le moral est bon, Maggie, je suis juste un peu déphasé, j’ai toujours besoin d’un temps d’adaptation supérieur au tien.
— Qu’est-ce qu’on dit si on en croise, des voisins ?
— Je ne sais pas encore, pour l’instant tu fais des sourires, on a deux ou trois jours pour trouver une idée.
— Quintiliani a insisté pour qu’on ne cite jamais Cagnes, on doit dire qu’on vient de Menton, j’ai bien expliqué aux gosses.
— Comme s’il avait besoin de préciser, ce con.
Afin d’échapper à une discussion pénible, Maggie monta se changer et Fred débarrassa la table pour se donner bonne conscience. Par la fenêtre, il découvrit le jardin à la lumière du jour, une pelouse entretenue malgré quelques feuilles tombées de l’érable, un banc vert en métal, une allée de gravier, un appentis qui abritait un barbecue à l’abandon. Il se souvint tout à coup de sa visite nocturne de la véranda et de l’ambiance bizarre, plutôt agréable, qu’il y avait perçue. Il devait la revoir en plein jour, toutes affaires cessantes. Elles avaient d’ailleurs toutes cessé voilà longtemps.
Nous étions en mars, la journée s’annonçait douce et claire. Maggie hésita un moment avant de passer la tenue adéquate pour une première sortie en ville. Très brune, la peau mate, les yeux noirs, elle s’habillait le plus souvent dans les tons bruns et ocre ; elle choisit un pantalon beige type jodhpurs, un tee-shirt gris à manches longues, un pull en coton à grosses torsades. Elle descendit l’escalier, un petit sac à dos en bandoulière, chercha un instant son mari du regard, lança un « À ce soir ! » sans écho et quitta la maison.
Fred entra dans la véranda déjà pleine de soleil et reconnut une fine odeur de lichen et de bois sec : un tas de bûches abandonnées par les anciens locataires. Les stores de la baie vitrée dessinaient des stries de lumière le long de la pièce, Fred y vit comme une rafale divine et s’amusa à exposer sa carcasse aux impacts. Protégée des éléments mais ouverte sur le jardin, la pièce avoisinait les quarante mètres carrés d’un seul tenant. Il se dirigea vers le coin débarras et entreprit de dégager les vieilleries qui l’encombraient pour gagner en espace et en clarté. Il ouvrit la double porte vitrée et jeta à même le gravier du jardin les souvenirs oubliés d’une famille inconnue : un poste de télé d’une autre ère, de la vaisselle et des cuivres, des annuaires sales, un cadre de vélo sans roues, et une foule d’autres objets, éliminés à juste titre. Fred éprouvait du plaisir à se défaire de cette brocante et ponctuait d’un « Rubbish » ou d’un « Junk ! » chaque fois qu’il propulsait un de ces machins hors de sa vue. Pour finir, il saisit la poignée d’un petit étui en bakélite gris-vert, prêt à le jeter dans les airs d’un geste de discobole. Soudain curieux de son contenu, il le posa à plat sur la table de ping-pong, fit jouer comme il put les deux fermoirs rouillés, et souleva le couvercle.
Métal noir. Touches de nacre. Clavier européen. Chariot en retour automatique. La machine portait un nom : Brother 900, modèle 1964.
Pour la toute première fois de sa vie, Frederick Blake tenait en main une machine à écrire. Il la soupesa comme il l’avait fait avec ses propres enfants à leur naissance. Il la fit tourner sur elle-même et en observa les contours, les angles, les mécanismes apparents, à la fois superbe d’obsolescence et d’une rare complexité, pleine de pistons, de cames et de quincaillerie savante. Il passa le bout des doigts sur les reliefs des marteaux r t y u, s’amusa à les reconnaître au toucher, puis caressa à pleine paume l’armature en métal. La main sur une bobine, il tenta de faire défiler le ruban puis approcha son nez afin d’y chercher une odeur d’encre, qu’il ne trouva pas. Il frappa sur la touche n puis sur quantité d’autres, et de plus en plus vite, jusqu’à enchevêtrer les marteaux. Il les démêla, excité, puis plaça ses dix doigts sur dix touches au hasard et, debout dans la lumière rosée de la véranda, le peignoir ouvert, les yeux fermés, il se sentit gagné par une émotion d’origine inconnue.
Pour garder une contenance dans la cour de récréation, au milieu de mille regards intrigués par leur présence, Belle et Warren bavardaient en anglais en forçant sur l’accent de Newark. Leur maîtrise du français ne leur posait plus de problème ; au bout de six ans, ils le parlaient avec bien plus d’aisance que leurs parents et remplaçaient certains mécanismes de leur langue natale par des tournures typiquement françaises. Pourtant, dans des circonstances exceptionnelles, comme ce matin, ils avaient besoin de retrouver leur intimité de parole, une façon pour eux de se rassurer sur leur propre histoire et de ne pas oublier d’où ils venaient. Ils s’étaient rendus à 8 heures sonnantes au bureau de Mme Arnaud, conseillère d’éducation du lycée-collège Jules-Vallès, qui leur avait demandé de patienter un instant dans la cour avant de les présenter chacun à son professeur principal. Belle et Warren débarquaient dans une classe en fin de deuxième trimestre, quand le sort de chacun est déjà joué. Le troisième leur servirait à préparer l’année suivante, elle le baccalauréat, lui son entrée en seconde. Malgré tous les bouleversements dans la vie des Blake, Belle avait gardé le niveau de ses premières années de collège à la Montgomery Academy High School de Newark. Il lui était apparu, dès le plus jeune âge, que le corps et l’esprit devaient s’enrichir l’un l’autre, échanger leur énergie, travailler synchrone. En classe, curieuse de tout, elle ne négligeait aucune matière, et pas un professeur au monde, ni même ses propres parents, n’aurait pu imaginer sa principale motivation : embellir. De son côté, le petit Warren, alors âgé de huit ans, avait appris le français comme on retient une mélodie, sans y penser, sans même le vouloir. Des complications psychologiques dues à son déracinement l’avaient cependant forcé à redoubler une classe et à fréquenter des pédopsychiatres à qui l’on taisait les véritables raisons de cette fuite des États-Unis. Aujourd’hui, il n’en gardait plus de séquelles mais, à la moindre occasion, il se chargeait de rappeler à ses parents qu’il n’avait pas mérité cet exil. Comme tous les enfants à qui l’on demande beaucoup, il avait grandi plus vite que les autres et avait déjà arrêté quelques principes de vie auxquels il semblait ne plus devoir déroger. Derrière des valeurs qu’il conservait comme le précieux héritage de sa caste, se cachait une solennité d’une autre époque, où se mêlaient le sens de l’honneur et celui des affaires.