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* * *

Les deux bras dans le plâtre, suspendus aux montants du lit par des attelles, Didier Fourcade, le plombier le plus demandé de Cholong, regardait sa femme dormir sans oser la réveiller. Sous antalgiques puissants, la douleur s’était estompée.

Il se revit le matin même, souffrant le martyre, poussant de l’épaule les portes battantes de la clinique de Morseuil. Les bras en l’air comme un oiseau incapable de s’envoler, il s’était présenté au bureau des admissions, partagé entre supplice, honte, et terreur.

— … Je me suis cassé les bras.

— Les deux ?

— … J’ai mal, nom de Dieu !

Une heure plus tard, plâtré jusqu’aux coudes, il avait affronté les questions d’un interne qui tournait autour de lui sans quitter des yeux les radios de ses avant-bras.

— Tombé d’un escalier… ?

— J’ai dégringolé deux étages sur un chantier.

— C’est bizarre, on aperçoit des points d’impact, comme si vous aviez reçu des coups… comme des coups de marteau sur les poignets et les avant-bras. Tenez, là, regardez.

Didier Fourcade détourna les yeux par peur d’avoir à nouveau la nausée. Ses propres hurlements pendant que ce psychopathe lui martelait les poignets le hantaient encore. On le raccompagna chez lui en ambulance, on fixa les attelles, on le coucha sous le regard déconcerté de Martine, sa femme.

Vingt ans plus tôt, ils s’étaient mariés, étonnés de vouloir s’engager trois mois après leur rencontre, incapables de s’en empêcher. Mais, comme pour compenser l’euphorie des premières années, l’érosion du quotidien les avait gagnés bien plus vite qu’un autre couple. Chacun s’était mis à composer, à faire entrer des tiers dans l’équation, à s’imaginer une clandestinité, et à finir par la vivre. Tant que l’agressivité et le reproche n’empoisonnaient pas leurs rapports, ils restaient ensemble, nostalgiques de leur bonheur perdu, prêts à croire qu’il aurait suffi d’un rien pour qu’il revienne les visiter. Après la fureur que leurs corps avaient connue, ils avaient appris la pudeur jusqu’à créer des réflexes : fermer le loquet de la salle de bains, tourner le dos quand elle changeait de soutien-gorge, retirer sa main quand, par mégarde, elle effleurait la peau de l’autre. Et depuis plusieurs années, ils se demandaient chaque jour si un couple avait la plus petite chance de survivre à cette mutité physique.

Maintenant, il la regardait dormir comme il le faisait durant leurs toutes premières nuits, un spectacle qui lui laissait le temps de remercier le ciel de lui avoir envoyé Martine. Elle se reposait enfin, épuisée émotionnellement par cet accident qui l’avait obligée à inventer un certain nombre de gestes : nourrir Didier à la cuillère, lui essuyer les lèvres, porter un verre à sa bouche. Elle qui n’avait jamais fumé avait allumé une cigarette pour la poser sur les lèvres de son mari et la lui ôter chaque fois que la cendre menaçait de tomber. Comment avait-il pu faire une chute aussi effrayante ? Et s’il était tombé la tête la première ? Elle qui souvent avait rêvé reprendre sa liberté entrevit pour la première fois le reste de sa vie sans lui et cette perspective lui fit horreur.

Avec courage, Didier avait affronté toutes les épreuves de la journée jusqu’à 2 h 17 du matin, où une horrible démangeaison se réveilla vers le périnée. Il avait contracté cette maladie de peau on ne sait où, une dizaine d’années plus tôt, et les médecins avaient beau lui dire que les analyses ne donnaient rien, que c’était bénin, que ça ne se soignait pas vraiment, que ça partirait comme c’était venu, une irrépressible envie de se gratter entre les cuisses, compte tenu de la chaleur ambiante et de la transpiration, le prenait au moins une fois par jour. Durant la journée, se gratter à cet endroit précis se révélait délicat, il n’était pas rare de le voir s’isoler aux toilettes ou remonter dans sa voiture pour un oui ou pour un non, et en ressortir presque aussitôt. Le seul moyen de s’assurer une relative tranquillité consistait en une toilette très minutieuse avec un savon dermatologique, puis un séchage implacable, avec, les jours de grande chaleur, l’ajout d’un peu de talc sur la zone concernée afin de prévenir la sueur et atténuer les frottements. Lui, plombier, avait tenu à installer un bidet dans leur salle de bains, au grand étonnement de sa femme qui n’en voyait pas l’utilité, et, de fait, il était bien le seul à s’en servir (un chef-d’œuvre de bidet, ultramoderne, il y avait mis toute sa science). Le matin au réveil, le jet d’eau venait rafraîchir les endroits qu’il avait grattés parfois jusqu’au sang pendant la nuit. Le soir, en plein été, il lui arrivait de prendre un bain de siège, récompense tardive d’une journée de transpiration où il avait résisté à l’envie de porter la main entre ses cuisses en public.

À 2 h 23, la démangeaison devenait intolérable. Il l’avait sentie monter depuis le début de la soirée, mais il avait tenu bon, comme un petit soldat qui mord sa ceinture pour faire passer la douleur. Sa lutte avec lui-même se traduisait par des sueurs froides, de bizarres tremblements dans les épaules, et tout son corps réclamait une délivrance avec une telle force qu’elle balaya toute hésitation. Il réveilla sa femme en l’appelant par son prénom, puis l’implora de lui gratter le « périnée », mot qu’il avait appris, en même temps que « scrotum », chez le dermatologue. Tant de précision dans son vocabulaire la fit hésiter ; Didier avait l’habitude d’appeler un chat un chat, une chatte une chatte, même en présence de gens qu’il connaissait à peine. Ce « périnée » cachait quelque chose, une formulation tordue pour dire « Gratte-moi les couilles », mais elle ne remit pas en doute l’urgence de la situation. En se laissant guider par son mari, elle glissa la main dans l’ouverture de son caleçon, puis sous les testicules, un geste qu’elle n’avait pas fait depuis si longtemps. Il hurla quand elle atteignit le point névralgique :

— Plus fort !

Le sentiment de bonheur qu’il éprouva à cette seconde précise fut si intense qu’une érection suivit de peu.

* * *

Pour partager leur insomnie et la transformer en distraction, Fred et Maggie se passèrent un film, tard dans la nuit. Elle se sentait coupable de mentir au sujet du Secours populaire, d’avoir des secrets pour ce monstre de mari qu’elle aimait toujours. De son côté, il se sentait incapable de répondre en toute franchise à la question qu’elle lui avait posée en rentrant : « Ça s’est passé comment avec le plombier ? »

Ce qu’il avait fait subir à Didier Fourcade aurait pu mettre en péril le fragile équilibre qu’elle et Quintiliani essayaient de mettre en place. Fred n’osait pas même imaginer ce qui se serait passé si les fédéraux avaient eu vent de l’affaire. Mais sur ce point, il n’avait pas grand-chose à craindre, la terreur dans le regard de Fourcade lui garantissait le secret absolu sur ce qui s’était passé dans la cave. Cette terreur-là, Fred savait la provoquer et l’affiner comme on règle la fréquence optimale d’une station de radio.

À 3 h 6, Maggie avait fini par somnoler sur l’épaule de son mari. À la fin du générique, il reposa lentement la tête de sa femme sur l’oreiller sans la réveiller, et descendit dans la véranda. Pour la première fois de sa vie, il construisait au lieu de détruire, et même si le résultat s’avérait dérisoire aux yeux du monde, il se sentait enfin exister.

Dans un prochain chapitre je me présenterai comme la pire ordure que la terre ait portée. Je ne m’épargnerai rien, j’en dirai le plus possible sans me donner bonne conscience ni chercher à me faire absoudre. Vous vous ferez une idée nette du salaud que je suis. Mais dans ce chapitre-ci, j’ai envie de vous dire tout l’inverse. Si l’on veut se donner la peine de regarder, je suis un gars bien.