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Je n’aime pas faire souffrir inutilement car toutes mes pulsions sadiques sont satisfaites quand je fais souffrir utilement.

Je n’ai jamais méprisé ceux qui me redoutaient.

Je n’ai jamais souhaité la mort de personne (je réglais le problème avant).

Je fais face, toujours.

Je préfère être celui qui frappe plutôt que celui qui se réjouit de me voir frapper.

Celui qui ne vient pas me contredire n’a que de bonnes choses à attendre de moi.

Même si je demande systématiquement une contrepartie, j’ai réparé des outrages faits à d’autres.

Quand je contrôlais mon territoire, il n’y avait jamais un seul larcin dans la rue, une seule agression, les gens vivaient et dormaient tranquilles.

Si j’ai vécu “au mépris des lois”, seuls ceux que la loi méprise ne me jugeront pas.

Quand j’étais le boss, je n’ai jamais menti à quiconque. C’est le privilège des puissants.

J’ai de l’estime pour les ennemis qui jouent selon les mêmes règles que moi.

Je n’ai jamais cherché de bouc émissaire : je suis responsable de TOUT.

Fred tira la feuille du chariot, s’empêcha de la relire, réserva ce moment pour plus tard, et retourna auprès de Maggie pour s’endormir avec la satisfaction du devoir accompli.

4

L’écrivain Frederick Blake se couchait désormais à l’heure où les insomniaques se réveillent, l’heure où les enfants cauchemardent, où les amants se séparent. Après de longues heures de travail, seule la perspective de se relire au réveil le poussait vers le lit. Jadis, ses activités nocturnes variaient selon les époques et les saisons, tantôt relever des compteurs, tantôt délier des langues ou régler le sort de celui pour qui sonne le glas. Tant d’effort n’aurait pas été concevable sans l’imminence du réconfort, on avait le choix entre les parties de cartes sans merci, les femmes d’accord pour tout, et surtout les beuveries épouvantables mais dont on sortait droit comme un I avant de rentrer à la maison. Depuis son repentir, Fred dormait comme une bête traquée, un sommeil peuplé de rêves pénibles qui le réduisait à l’état de zombie la journée durant. Sa rencontre avec la Brother 900 lui avait fait reprendre goût aux ténèbres. Son ardeur face à la page blanche lui permettait de recréer cette exaltation passée, de retrouver cette même intensité. Dans ces moments-là, il se foutait bien de savoir si les mots qu’il frappait seraient lus un jour, si ses phrases lui survivraient.

Sur le chemin de l’école, Belle et Warren tentaient de se représenter la scène.

— Trois mois qu’il s’enferme dans sa putain de véranda, dit-il, tout son vocabulaire doit y passer plusieurs fois par jour.

— Dis que ton père est un analphabète…

— Mon père est un Américain de base, tu as oublié ce que c’était. Un type qui parle pour se faire comprendre, pas pour faire des phrases. Un homme qui n’a pas besoin de dire vous quand il sait dire tu. Un type qui est, qui a, qui dit et qui fait, il n’a pas besoin d’autres verbes. Un type qui ne dîne, ne déjeune ni ne soupe jamais : il mange. Pour lui, le passé est ce qui est arrivé avant le présent, et le futur ce qui arrivera après, à quoi bon compliquer ? As-tu déjà listé le nombre de choses que ton père est capable d’exprimer rien qu’avec le mot « fuck » ?

— Pas de cochonneries, s’il te plaît.

— C’est bien autre chose que des cochonneries. « Fuck » dans sa bouche peut vouloir dire : « Mon Dieu, dans quelle panade me suis-je fourré ! », ou encore : « Ce gars-là va le payer cher un jour », mais aussi « J’adore ce film ». Pourquoi un type comme lui aurait-il besoin d’écrire ?

— Moi j’aime l’idée que papa s’occupe, ça lui fait du bien, et pendant ce temps-là il nous fout la paix.

— Moi, ça me fait de la peine. Essaie de l’imaginer, la nuit, dans sa véranda, ses gros doigts en bataille devant sa machine merdique d’avant-guerre. Et quand je dis « ses gros doigts », j’imagine son seul index droit se taper tout le boulot, et clac, clac, clac, en comptant bien dix secondes entre chaque clac.

Il avait tort. Fred utilisait ses deux index. Le gauche jusqu’aux touches t, g, b, le droit à partir des y, h, n, de façon équitable, avec parfois des mots irritants, comme « regretter », qu’il tapait entièrement du gauche. Un léger cal commençait à se former au bout de ses phalanges. Le métier rentrait.

Pendant que ses enfants regagnaient leur classe, Fred, au plus fort de son sommeil, se rêvait dans le jardin de sa villa de Newark en train de piloter son motoculteur. Étrangement, il tondait le gazon pendant la communion de sa fille, qui attendait que son père vienne découper le gâteau, un gigantesque cube blanc recouvert de roses rouges, avec le dessin d’un calice et de deux bougies aux flammes dorées, et God bless Belle écrit en sucre rouge. Devant leur palazzo en brique rose, des Cadillac garées en pagaille avaient déversé des dizaines de silhouettes endimanchées, la plupart replètes, des voilettes sur le visage des femmes, des œillets à la boutonnière des hommes, et tous perdaient patience en attendant que Giovanni daigne descendre de son putain de motoculteur pour venir découper le gâteau de sa fille : était-ce vraiment le moment de s’occuper de la pelouse ! Belle et Livia, de plus en plus gênées, présentaient des excuses à tous, mais Giovanni ne se rendait compte de rien et paradait sur son engin en s’amusant parfois à propulser des gerbes d’herbe fraîche sur les robes de ces dames. Il riait sans s’apercevoir qu’on grondait dans les rangs, on s’inquiétait de tant d’irrespect. Il n’avait pas même pris la peine de s’habiller pour la circonstance et portait des espadrilles, un pantalon en élastomère marron, un blouson coupe-vent en nylon blanc imprimé à la marque du vendeur d’outillage. Les invités se concertaient, cherchaient à réagir, et d’inquiétantes silhouettes s’approchaient du motoculteur. Un téléphone sonnait quelque part, tout près. Mais où ?

Fred poussa un grognement en sortant de son cauchemar, fit quelques gestes nerveux des bras, le téléphone ne se taisait pas. Il chercha à tâtons le poste sur la table de chevet.

— Frederick ?

— … ?

— Whalberg. J’espère que je ne vous réveille pas, il doit être vers les 11 heures du matin, chez vous.

— … Ça va, ça va… grommela Fred sans savoir si le rêve continuait.

— Je suis à Washington, l’appel est sécurisé. Quintiliani ne nous écoute pas.

— … Elijah ? C’est bien vous ?

— Oui, Frederick.

— Je vous félicite pour votre élection. J’ai suivi ça de loin. Un vieux rêve, le Sénat, vous en parliez déjà, au Syndicat des bouchers.

— Tout ça est si loin, dit-il, gêné qu’on évoque cette époque.

— On dit aussi que vous êtes un conseiller spécial du Président.

— Bah… il m’arrive d’être invité à la Maison-Blanche, mais uniquement pour des pince-fesses. Parlez-moi de vous, Frederick. La France !

— Ça a des bons côtés, mais je ne me sens pas chez moi. « There’s no place like home », comme on dit dans Le magicien d’Oz.

— Vous faites quoi de vos journées ?

— Pas grand-chose.

— Il paraît que vous… écrivez.

— … ?

— …

— C’est surtout pour passer le temps.

— On parle de Mémoires.

— C’est un grand mot.

— Je trouve que c’est une bonne chose, Frederick. Je vous en sens tout à fait capable. C’est bien avancé ?