— Quelques feuillets, comme ça, en vrac.
— Et vous racontez… tout ?
— Comment pourrait-on tout raconter ? Si j’ai envie qu’on y croie, j’ai intérêt à rester en deçà de la vérité, sinon on me prendra pour un affabulateur.
— Vous avez donc envie d’être lu.
— Je ne pense pas à la publication, ce serait prétentieux. Du moins, pas encore.
— Frederick… cette conversation ne me met pas très à l’aise…
— Rassurez-vous, Elijah, les seuls vrais noms que je donne sont ceux des morts. Et l’épisode du fret de la PanAm et de ses camions réfrigérés a été un peu transposé, dormez sur vos deux oreilles.
— …
— Je ne vais pas perdre les derniers amis qui me restent, Elijah. Tant que le FBI me bichonne, tant qu’il assure ma sécurité, même à grands frais, à quoi bon chercher les ennuis ?
— Je comprends.
— Si les vétérans décident de faire une énième commémoration à Omaha-Beach, faites partie du voyage et venez m’en serrer cinq.
— Bonne idée.
— À bientôt, Elijah.
Fred raccrocha, tout à fait rassuré. Du côté du Sénat, des ministères, et même de la Maison-Blanche, sa réputation d’écrivain commençait à gagner. L’Oncle Sam se le tenait pour dit.
Allongé sur un banc que nul ne lui disputait, Warren notait ce qui lui passait par la tête dans un bloc-notes. Nous étions le 3 juin, un vent de liberté courait dans l’ensemble du lycée, les plus jeunes traînaient dans la cour, les plus grands restaient chez eux pour réviser, d’autres envahissaient les pelouses et jouaient les amoureux, d’autres encore réquisitionnaient les installations sportives afin d’y organiser des tournois sauvages de football et de tennis. Mais la tradition voulait que les plus motivés se consacrent au spectacle de fin d’année.
Depuis toujours, la ville de Cholong-sur-Avre respectait la tradition de la Saint-Jean et offrait, en plus des coutumes locales, une véritable fête foraine sur la place de la Libération durant le week-end le plus proche du 21 juin. L’administration du lycée en profitait pour inviter, dans la salle des fêtes, les parents d’élèves au spectacle mis au point par leurs rejetons, et tout le monde avait à cœur d’honorer ce rendez-vous. Les réjouissances commençaient par une chorale, se poursuivaient par une saynète jouée par les élèves de l’atelier théâtre, et se terminaient, depuis deux ou trois ans, par la projection d’un film numérique tourné par les élèves de première. Toute bonne idée était la bienvenue, toutes les énergies requises, et ceux qui préféraient prendre la parole sans avoir à monter sur scène participaient à la rédaction de la désormais célèbre Gazette de Jules-Vallès, le journal de l’école. On y trouvait les textes les mieux notés de l’année, des articles écrits par des bénévoles, des jeux, des rébus, des charades inventés par les enfants, et deux planches de bandes dessinées finalisées par le prof de dessin. S’exprimaient là ceux qui pensaient ne pas savoir le faire, et, chaque année, quelques talents se révélaient dans la foulée. C’est ici qu’on attendait Warren au tournant.
— Écris-nous quelque chose en anglais. Quelques lignes amusantes, compréhensibles de tous, ou un simple jeu de mots, ce que tu veux.
Un jeu de mots… Comme si les mômes de Cholong, voire les professeurs d’anglais, même bardés de diplômes, pouvaient comprendre quoi que ce soit à l’humour du New Jersey ! Ce mélange de cynisme et de dérision qu’on se forge à coups de poing dans la gueule, dans la fusion des races, sur fond de désespoir urbain. Tout le contraire de Cholong ! Cet humour-là constituait parfois le dernier bien des exclus, leur seule dignité. À Newark, une bonne repartie pouvait vous éviter un coup de couteau dans les côtes, ou vous consoler de l’avoir reçu. Cet humour-là n’avait pas lu ses classiques mais les classiques avaient su s’en inspirer. Une bonne dose d’ironie, un trait d’euphémisme, un zeste de non-sens, une pointe de litote, et le tour était joué, mais pour jouer ce tour-là il fallait avoir eu faim et peur, traîné dans les caniveaux et pris toutes sortes de coups. Et comme une balle qui rate sa cible, une réplique mal décochée se révélait, le plus souvent, fatale.
En manque d’inspiration, Warren s’allongea sur le banc et creusa dans ses souvenirs. Il se revit à Newark, chez un oncle ou une tante, une maison pleine de gens, pas très hospitalière malgré la bonne humeur ambiante.
Il s’agit sans doute d’un mariage, d’un événement heureux. Cousins et cousines dans de petits costumes et de petites robes. Warren fait bande à part, attiré qu’il est par les adultes, et surtout les amis de son héros de père. À mille lieues d’imaginer leurs activités, mais déjà admiratif de leur stature, de leur port de tête, de leur corpulence de géants. Toujours entre eux, rieurs, moqueurs, comme les grands gosses qu’ils sont. Warren se sent déjà l’un des leurs. Pour les entendre parler, peut-être surprendre leurs secrets, il se dirige vers eux sans se montrer. Il se fait oublier, se faufile derrière les meubles. Il ne s’approche pas trop du centre, où trône un drôle de bonhomme, bien plus vieux et bien plus maigre que les autres, les cheveux blancs, un petit chapeau sur la tête. Sans ce petit chapeau, il ferait presque peur. À entendre la manière dont son père lui adresse la parole, en baissant d’un ton, Warren sait qu’il s’agit là de quelqu’un d’important. C’est donc lui, ce Don Mimino dont même les plus grands patrons parlent avec respect. Warren est partagé entre la peur et l’admiration, il tend l’oreille, les hommes parlent d’opéra. Son père en écoute parfois, comme les autres, et certains soirs ça lui met presque la larme à l’œil. Ce doit être la langue italienne. Don Mimino demande ce qu’on joue au Metropolitan Opera de New York. On lui répond :
— Ça ne vous plaira pas, Don Mimino, on donne Boris Godounov, c’est écrit par un Russe.
Et Don Mimino, du tac au tac, rétorque :
— Boris Godounov ? If it’s good enough for you, it’s good enough for me.
« Si c’est assez bon pour toi, c’est assez bon pour moi. »
Et tous les hommes éclatent de rire.
Tempête dans le crâne d’un gosse de cinq ans. Godounov avait donné Good enough. Les mots, détournés, avaient fabriqué un nouveau sens, et ce nouveau sens avait fusé à la vitesse de la lumière. Warren avait éprouvé une sensation presque physique de perfection, un emboîtement idéal de sa pensée, la prise de conscience belle et brutale de sa propre intelligence. En saisissant au vol un trait d’esprit, s’était opéré comme un dépucelage, la parole et l’ironie avaient fusionné, la pensée s’était mêlée de balistique, et tout ça avait procuré un plaisir inouï. Plus besoin de se cacher derrière un fauteuil, Warren venait de gagner sa place dans la confrérie. Son regard sur le petit homme maigre aux cheveux blancs avait changé d’un seul coup : Don Mimino venait, en une seule phrase, de clouer le bec à tous, de prouver son éternelle vivacité d’esprit et de réaffirmer son rôle de chef de clan. Pas de doute, celui qui possédait une telle arme était quasi invincible. Pour Warren, plus rien ne serait comme avant, plus question de ne plus saisir ce que les mots recelaient de puissance et de pièges. Il allait vite faire l’apprentissage de cet art capable de résumer le monde en une ou deux courtes phrases, de lui donner un sens pour, au bout du compte, le mettre en perspective.
Des années plus tard, ce regard distancié l’avait en partie aidé à surmonter les événements traumatisants de son exil et à se mettre à l’abri derrière un rempart d’ironie ; sa manière à lui de rester new-yorkais.
Aujourd’hui, le bloc-notes entre les mains, affalé sur son banc, ce Good enough lui paraissait presque laborieux, juste assez bon pour se débarrasser de son pensum pour ce journal débile. Les profs allaient le féliciter pour ce tour de force. Il allait même s’en octroyer la paternité. Qui tenterait de la lui ôter ?