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En longeant l’Avre en amont, Fred arrachait chacun de ses pas à une fange qui happait ses bottes jusqu’au mollet. Sur l’autre rive, un pêcheur à la mouche, raide comme un piquet dans son ciré vert, lui fit signe de la main. Il l’ignora et continua sa route, le visage giflé par des branches de ronces, une main sur le cœur, le souffle court après tant de mois de sédentarité. Sous le prétexte de changer d’air et de quitter un moment sa véranda, Fred avait extorqué à Di Cicco l’autorisation de se promener dans les bois. Avec une pointe de sarcasme, le G-man[2] l’avait vu partir avec bottes en caoutchouc et parka, prêt à affronter la nature normande pour la première fois. Fred s’en serait bien passé, l’idée même d’une excursion en forêt ne lui évoquait rien d’exaltant. À Newark, ses rares expériences bucoliques se terminaient en général autour d’un trou de deux mètres de long sur trois de profondeur, le plus souvent pour y enterrer un type trempé de son propre sang et plus assez vigoureux pour creuser lui-même. Giovanni et un acolyte, pelle et pioche en main, prenaient alors leur mal en patience, bavardaient pour tromper l’effort, en rêvant d’un bourbon dans une boîte à filles.

Une ornière infranchissable lui fit quitter son bras de rivière ; il décida, sans cesser de maugréer, de couper par un champ de blé. Si on lui avait appris dès l’enfance à cueillir les fruits sauvages de la jungle urbaine, personne ne lui avait enseigné la patience et l’humilité face à la terre. Fred avait toujours su récolter sans avoir à semer et traire sans avoir à nourrir. De peur de se perdre, il suivit le chemin vicinal sur un bon kilomètre avant de croiser la pancarte qu’il cherchait : CARTEIX FRANCE, USINE DE CHOLONG, ACCÈS PERSONNEL USINE.

Elle était neuve, pas si énorme et déjà sale, malgré sa couleur pourtant choisie pour se confondre avec la crasse. Il avait fallu tracer deux sentiers goudronnés afin de créer des accès au parking, l’un pour les camions, l’autre pour les employés, et grillager l’ensemble du bâtiment sur cinq mètres de hauteur pour en interdire l’entrée à toute personne étrangère — Fred se demanda qui aurait pu avoir l’idée saugrenue de s’aventurer par ici. En haut du bâtiment principal, on pouvait lire le logo de la fabrique d’engrais Carteix dans un ovale blanc qui épousait la forme du C.

Pour tenter d’expliquer les dysfonctionnements de sa tuyauterie, Fred avait fait preuve de patience, de curiosité, et même d’une réelle bonne foi, épaté de découvrir en lui toutes ces qualités. La triste visite de Didier Fourcade, le plombier, avait suscité un challenge : percer le mystère de l’eau croupie. À l’époque, quand Giovanni Manzoni demandait des réponses, il les obtenait sans forcément avoir recours à une violence souvent inutile. D’autres méthodes s’imposaient, quitte à en inventer de nouvelles, seul comptait le résultat. Comment accepter aujourd’hui qu’on lui cache des choses ? Pas après son passé de mafieux où il avait porté les plus douloureux secrets. Pas après avoir connu les rouages occultes du FBI. Pas après avoir été lui-même un secret d’État. Pas après avoir inquiété à lui seul le petit monde qui s’agite autour de la Maison-Blanche. Aujourd’hui, qui oserait lui imposer un mystère aussi opaque que cette fange qui sortait régulièrement de son robinet ? Après enquête auprès de ses voisins qui faisaient coïncider leurs problèmes d’eau courante avec l’installation de l’usine Carteix, Fred avait d’abord cherché à faire la part des médisances. Maggie s’était adressée à la mairie, qui l’avait renvoyée à d’autres plombiers qui, eux aussi, connaissaient le problème sans pouvoir le résoudre. Elle demanda à Quintiliani de se renseigner sur l’usine d’épuration : rien non plus de ce côté-là, elle était neuve et des plus performantes. Fred, exaspéré par toute cette inertie autour de son problème d’eau, avait besoin, faute de responsable, d’une explication rationnelle. Rien ne lui paraissait plus insupportable que cette fin de non-recevoir chaque fois qu’il demandait des éclaircissements, cette impression de se heurter à des institutions creuses, des bureaux vides, des services qui se renvoyaient les uns aux autres, et cette manière implicite et administrative de l’envoyer se faire foutre le rendait fou.

Des riverains de son quartier pavillonnaire, victimes des mêmes avanies, lui avaient dressé un historique de leurs propres démarches. Plus grave encore que cette eau qui parfois avait la couleur et l’odeur du lisier, certains avaient constaté divers ennuis de santé dans leurs familles (dérèglements gastriques, migraines) et s’étaient vite regroupés en association de défense. Après plusieurs pétitions, dont une adressée au ministre de l’Environnement, ils avaient obtenu à l’arraché, et au terme de longs mois de revendication, le droit de faire analyser l’eau par le laboratoire départemental, qui révéla un « excès de coliformes totaux » ainsi qu’une « forte pollution bactérienne » et une « eau bactériologiquement non conforme ». Au vu des résultats, le maire se vit contraint d’intervenir, mais, au lieu d’ordonner une enquête sérieuse pour remonter jusqu’aux origines du mal, il se contenta de demander à son agent municipal de déverser du chlore sur le site de captage. De fait, l’analyse qui suivit conclut à une « eau conforme », ce qui, selon lui, clôturait le dossier. À force de ténacité, les riverains aboutirent à une hypothèse, la seule plausible. Ils apprirent que l’usine Carteix, pour mélanger engrais chimiques et engrais naturels, nettoyait ses cuves avec de l’eau prélevée dans l’Avre et déversait l’eau usée dans des bassins enterrés dans le sol. Les bassins en question, pas assez étanches faute d’un revêtement suffisant, laissaient s’échapper l’eau corrompue dans la nappe phréatique qui alimentait Cholong en eau potable.

Malgré les plaintes et les menaces de procès, les habitants du quartier des Favorites ne purent obtenir gain de cause. Une procédure traînait depuis maintenant deux ans sans que personne ne soit inquiété, ni le maire, étrangement désinvesti, ni les industriels, ni même la DDASS, qui se déclarait impuissante. Le Clairon de Cholong, de guerre lasse, était passé à une autre actualité. En fait d’enlisement, les riverains eux-mêmes perdaient courage et faisaient la fortune des vendeurs d’eau en bouteilles.

Fred, dont l’énergie ne s’était pas encore émoussée, n’avait nul besoin de bouc émissaire mais d’une réalité concrète à laquelle se raccrocher ; ensuite, il aviserait. Il était même prêt à jouer le citoyen conscient de son civisme et à signaler une malfaçon, une erreur humaine, un dégât technique qui aurait échappé aux spécialistes. Après tout, il se foutait bien de Carteix, de son bien-fondé, de la pollution qu’elle créait, qu’est-ce qu’il en avait à foutre, Fred, de la pollution, de l’état de dégradation du monde, de ce que la course au profit en avait fait. La fin justifiait les moyens, et la fin était toujours la même, l’argent, avant tout, par-dessus tout, et pour toujours, ça avait été sa logique pendant trop longtemps pour la remettre en question aujourd’hui. Il ne cherchait à fourrer son nez dans les affaires de personne, ce temps-là était révolu, il voulait simplement en avoir le cœur net : la société Carteix avait-elle quelque chose à voir avec cette eau dégueulasse qui coulait de ses robinets ? La rumeur répondait oui, mais il devait en avoir la preuve.

Dans un premier temps, il entreprit de faire le tour de l’usine qui, en pleine semaine, semblait vide. Il longea les grillages qui bordaient le parking des livraisons, où se dressait un mur de palettes de plusieurs mètres de hauteur. Il déboucha sur une remise à ciel ouvert de barils et de tonneaux de métal bleu, rouge ou vert, frappés au logo de diverses marques d’huile et d’essence. Sur le versant nord de l’usine, il vit des chariots remplis d’énormes cubes emballés de plastique blanc qu’il prit pour de la marchandise prête à être chargée. Un peu plus loin, à l’arrière du bâtiment principal, se profilaient trois énormes containers métallisés dont la forme rappelait des silos à grain, et dont le contenu se déversait directement à l’intérieur de l’usine. Fred boucla sa ronde devant la grille fermée de l’entrée du personnel au parking entièrement désert.

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2

Abréviation de « Government man », surnom donné aux agents du FBI.