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Et sa croisade semblait devoir se terminer là.

Sans un mot, sans un geste, sans avoir livré bataille, sans avoir négocié, sans avoir traité, sans avoir à convaincre, sans s’être laissé convaincre. Sans avoir compris à quoi servaient ces tonnes de matériel ni quel bénéfice on pouvait en tirer. Sans avoir rencontré âme qui vive, un employé qui l’aurait renvoyé à son supérieur qui lui-même l’aurait renvoyé à un directeur. Fred aurait été prêt à remonter jusqu’à la tête.

Un accès de découragement le fit s’asseoir à même le gravier, le dos contre les montants de la barrière métallique. Il patienta un bon moment, les bras croisés, pensif, dépourvu d’antagoniste, déstabilisé dans sa logique agressive. Sa vie de gangster lui avait appris une chose : derrière toute structure, si éminente soit-elle, on trouvait toujours des hommes. Des hommes dont on pouvait croiser la route, des hommes qui portaient des noms connus de tous, des hommes à visage découvert, des hommes invulnérables et pourtant faillibles, parce que des hommes.

L’entreprise Carteix était une des nombreuses filiales d’un gros groupe basé à Paris, qui lui-même était l’une des sous-divisions d’une branche d’un conglomérat diversifié dans une multitude de secteurs, pris dans une cascade de holdings et un imbroglio de participations croisées, un empire tentaculaire qui profitait de la complaisance de divers gouvernements et dont le conseil d’administration ne soupçonnait même pas l’existence de l’insignifiante entreprise Carteix, laquelle pouvait être cédée d’un jour à l’autre, victime d’un arbitrage d’actifs, d’un nettoyage de portefeuille, ou d’un programme de désinvestissement, sur une décision venue d’un pays qui n’avait jamais entendu parler du bocage normand.

Fred venait d’en avoir la preuve : ce monde auquel il était condamné aujourd’hui, celui de la légalité et de la morale, était parsemé de pièges tendus par des ennemis sans visages contre lesquels il était dérisoire de lutter.

Et tant que cette gigantesque verrue de tôle ondulée et de produits toxiques plantée au milieu de la forêt resterait déserte, tant qu’il n’aurait pas eu la possibilité de remonter jusqu’au big boss en personne, Fred se heurterait à ce qu’il redoutait le plus : l’arbitraire.

Assis par terre, il se sentait misérablement humain. Bien peu de choses en vérité. Il détestait qu’on le lui rappelle.

* * *

Cholong-sur-Avre n’avait jamais connu de vraie salle de cinéma. À chaque génération, un bénévole s’occupait d’un bon vieux ciné-club hébergé dans la salle des fêtes de la mairie. Malgré les mises en garde d’une poignée d’élus (« C’est un combat perdu ! »), une cinquantaine de fidèles venaient quel que soit le programme, à raison de deux séances par mois, de quoi rentabiliser l’opération et donner tort aux grincheux. Alain Lemercier, retraité de l’Éducation nationale et éternel cinéphile, programmait les films, concevait les affichettes, et animait le débat qui suivait la projection. Son amour du cinéma lui venait de ces forcenés qui avaient sillonné les campagnes pour projeter les films de Marcel Carné et de Sacha Guitry, dans les granges et les halls de mairie, de ces fondus qui allaient chercher leur public jusque dans les champs, les cuisines des fermes, et qui l’accueillaient sans se soucier de la recette, car personne ne payait vraiment, là n’était pas le but. Les illuminés de la lanterne magique se payaient de rires à l’apparition de Michel Simon dans Boudu, et de larmes à la scène finale des Raisins de la colère. En souvenir de tous ces moments, Alain Lemercier avait repris le flambeau à Cholong et programmait un cinéma d’auteur, des classiques oubliés, prétextes au débat qui retenait dans la salle la plupart des spectateurs. Il se débrouillait le plus souvent pour recevoir un invité susceptible d’apporter un éclairage particulier ; on se souvenait d’une soirée qui avait rempli une bonne moitié de salle à l’occasion de la projection des Chariots de feu, l’histoire de deux jeunes coureurs de demi-fond qui ne cessent de s’affronter. Alain avait invité une célébrité locale, M. Mounier, dont la carrière de coureur avait repris du tonus sur le tard à l’occasion des jeux Olympiques du troisième âge. Lors d’une autre soirée mémorable, il avait réussi à faire venir de Paris un spécialiste des enfants surdoués pour un passionnant débat autour d’un film qui racontait l’histoire d’un attardé devenu brutalement surintelligent. Et s’il se retrouvait en mal d’intervenant, Alain encourageait les questions et tentait d’y faire répondre ceux qui avaient un avis : il animait.

L’installation à Cholong d’un écrivain new-yorkais était un prétexte idéal pour revisiter un classique américain. Sans plus y réfléchir, Alain saisit son téléphone pour inviter Fred et évoqua les riches heures de son petit commerce de cinéma.

— Ce serait un grand honneur pour nous si vous acceptiez d’être notre prochain invité.

Un débat dans un ciné-club ? Fred ? Lui pour qui un film ne se concevait pas sans une bière à la main, sans un bouton « Pause » pour aller farfouiller dans le frigo ? Lui qui s’ennuyait hors des explosions et des coups de feu ? Lui qui s’endormait durant les scènes romantiques ? Lui qui n’arrivait pas à lire les sous-titres et voir l’image en même temps ? Un débat dans un ciné-club ?

— C’est quoi, ce film ?

— J’avais pensé à Comme un torrent, de Vincente Minnelli, 1959.

— Le titre original, c’est quoi ?

— Some Came Running.

— Ça me dit quelque chose… Lequel joue dedans, Sinatra ou Dean Martin ?

— Les deux.

Alain Lemercier venait de marquer un point sans le savoir. Pour un Italien du New Jersey, a fortiori connecté à l’Onorevole Società, Frankie et Dino avaient le statut de héros.

— Rappelez-moi l’histoire.

— Un écrivain, vétéran de l’armée, revient au pays avec un roman inachevé. Tout le monde le considère comme un raté sauf une femme, qui cherche à l’encourager.

— C’est Frank qui joue l’écrivain ?

— Oui.

Troublé, Fred promit d’y réfléchir, puis raccrocha, et resta près de l’appareil qui, à n’en pas douter, allait re-sonner dans l’instant.

— Allô ? Fred ?

— Vous êtes lequel, Pluto ou Dingo ?

— Di Cicco. C’est quoi ce « Il faut que je réfléchisse » ? Vous êtes dingue ?

— Je ne parle pas aux sous-fifres, repassez la bande à Quintiliani, qu’il me rappelle.

Il raccrocha d’un geste sec et humiliant. Compte tenu de la haute technologie dont disposaient Caputo et Di Cicco, le choc en retour de Quint, où qu’il se trouve sur la planète, n’allait pas prendre plus d’une minute. À l’époque, pour le piéger et le forcer aux aveux, le FBI avait utilisé des antennes paraboliques, des lasers, des satellites, des micros qui tenaient dans un grain de beauté, des caméras dans des branches de lunettes, et plein d’autres gadgets dont même les scénaristes de James Bond n’auraient pas eu idée.

— Dites-moi, Fred, vous êtes devenu fou ? fit Quint.

— Je n’allais pas vexer ce brave type et risquer de me rendre impopulaire.