On entendit des messes basses, une gêne s’installait. Alain chercha un bon mot en guise de soutien. On peut en croiser dans la rue ? Comment répondre à une question d’apparence si anodine mais si brutale en vérité ? Sous le feu des regards, Fred eut la tentation de mentir, de prétendre que les truands étaient invisibles, fondus dans le décor, comme des caméléons, à se demander s’ils existaient vraiment, s’ils n’étaient pas plutôt une invention de scénaristes, au même titre que les morts-vivants et les vampires. Sur ce, il aurait fait ses adieux à la scène pour filer dans sa véranda en se jurant bien de ne plus en sortir. Mais justement au nom de cette vérité qu’il cherchait à restituer au fil de ses Mémoires, il ne se sentait plus le droit de fuir.
— Au début du film, dans la première scène de bar, il y a un type qui traverse l’écran un verre à la main, on ne dit pas son nom, il porte un gilet gris sur une chemise jaune aux manches retroussées. Ce type-là a bel et bien existé, il s’appelait Vinnie Caprese, il avait ses habitudes sur Hester, dans un coffee shop qui s’appelait Caffè Trombetta. Tous les matins, il y prenait son expresso bien serré, comme il en buvait depuis l’âge de huit ans. Sa mère le lui préparait avant qu’il ne parte pour l’école, sans penser à lui faire une tartine, rien, le gosse partait comme ça, son expresso à peine avalé, et parfois, les jours de grand froid, elle ajoutait une goutte de marsala pour lui donner du cœur au ventre. J’ai toujours pensé que c’est comme ça qu’on devient un exécuteur. Rien qu’à des détails de ce genre.
Malgré la fatigue, Maggie ne parvenait pas à dormir. Elle décrocha son téléphone et proposa une visite vespérale aux G-men, qui l’accueillirent comme une distraction inattendue. Di Cicco sortit trois verres pour servir la bouteille de grappa que Maggie tenait en main. Elle s’approcha des jumelles montées sur trépied et les braqua vers les appartements encore éclairés. Sans voyeurisme railleur, sans la moindre malveillance, Maggie épiait ses riverains plusieurs fois par semaine sous le regard intrigué des fédéraux. L’échantillon d’humanité du quartier des Favorites était devenu son laboratoire, et son espionite, une nouvelle science de la proximité. Si Fred considérait autrui comme une entité grise et lointaine, Maggie refusait de croire à l’apparente banalité de ses voisins.
— Qu’est-ce qui vous amuse, là-dedans, Maggie ?
— Rien ne m’amuse mais tout me passionne. Quand j’étais jeune, je passais mon temps à réduire les gens à une catégorie, une fonction, un seul mot suffisait. Aujourd’hui, l’idée que l’exception de chacun est commune à tous m’aide à comprendre comment tourne le monde.
Elle dirigea les jumelles vers le petit immeuble de trois étages du 15 qui abritait quatre familles et deux célibataires.
— Les Pradel sont devant leur télé, fit-elle.
— Elle est insomniaque, ça peut rester allumé jusqu’à 4 ou 5 heures, dit Caputo en sirotant son verre.
— Lui, je me demande s’il n’aurait pas une maîtresse, ajouta-t-elle.
— Comment avez-vous deviné, Maggie ?
— Ça se sent.
— Elle s’appelle Christine Laforgue, assistante médicale, trente et un ans.
— Sa femme est au courant ?
— Elle ne se doute de rien. Christine Laforgue et son mari sont même venus dîner hier soir chez eux.
— Le salaud !
Un cri du cœur qu’elle avait poussé tant de fois, là-bas, à l’époque où Gianni et ses acolytes avaient réussi à rendre leurs maîtresses « institutionnelles ». Ils osaient se pavaner à leur bras dans des endroits choisis, à tel point que les épouses cherchaient à les rencontrer en personne, le plus souvent pour leur arracher les yeux. Depuis, elle classait très haut l’adultère sur son échelle de la faute.
Le regard de Maggie remonta jusqu’à l’appartement du dessus, aux fenêtres éteintes.
— Patrick Roux est de sortie ?
— Non, il a commencé son tour de France hier, répondit Di Cicco.
À la manière d’un entomologiste, Maggie observait l’évolution de ses sujets, leurs interactions. Plus rarement, il lui arrivait d’intervenir directement auprès d’eux pour créer un précipité.
Divorcé, cinquante et un ans, économe dans une école privée, Patrick Roux venait de prendre un an de congé sans solde pour vivre son rêve de toujours : sillonner le pays sur sa superbe moto de 900 centimètres cubes. Sachant que les motocyclistes étaient fort recherchés en la matière, Maggie lui avait proposé de glisser dans son portefeuille une carte de donneur d’organe de l’Établissement français des greffes. En prenant une telle initiative, Roux avait eu l’impression de conjurer le sort. Et si le pire devait arriver, l’idée que son cœur battrait dans la peau d’un autre ne lui faisait pas horreur.
— J’ai un truc qui va vous intéresser, Maggie, fit Caputo, c’est à propos de la petite vieille du 11 à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, celle qui vit avec sa fille et son gendre. Figurez-vous qu’elle a empoisonné, en 1971, le chien d’un vieux voisin qui ne s’en est pas remis et qui l’a suivi de peu. Le crime parfait, en somme.
— Et personne n’en a jamais rien su ?
— Elle en a parlé hier au téléphone à une copine d’Argentan. Sans doute veut-elle avouer avant de se retrouver devant Dieu.
Dieu… Où était-il, celui-là ? En observant ses voisins d’aussi près, Maggie avait le sentiment d’accomplir le travail qu’Il était censé faire auprès de ses créatures : veiller sur elles et parfois leur montrer la voie.
— La fenêtre de la chambre de M. Vuillemin est toujours éclairée, dit-elle, étonnée. Il est censé se réveiller dans trois petites heures…
Il s’agissait du boulanger de l’avenue de la Gare, qui avait perdu la moitié de sa clientèle depuis l’installation d’un jeune concurrent. Comme les autres, Maggie était allée acheter une baguette chez le nouveau et avait eu le courage de donner son verdict à M. Vuillemin en personne : « Son pain est bien meilleur. » Comment cela pouvait-il être possible ? Son pain à lui, et depuis plus de vingt ans, ne lui avait valu aucune réclamation. Il n’était ni plus ni moins spongieux qu’ailleurs, sa mie pas plus blanche qu’une autre, sa durée de conservation dans la moyenne, alors quoi ? Pour en avoir le cœur net, il l’avait goûté aussi. En regardant son pétrin, comme pris d’une soudaine nostalgie, il s’était demandé ce qu’il avait perdu en cours de route. Puis il avait décidé de se remettre au travail pour montrer à ce blanc-bec de quel bois il se chauffait.
Maggie ne voulait plus rien rater de la comédie humaine qui se jouait chaque jour à sa porte.
— … Bill Clunan avait appris l’italien pour devenir gangster. Imaginez ce type, Irlandais de père et de mère, ouvrir des bouquins d’argot rital, bouffer tous les jours chez Spagho, s’entraîner à jurer, tout catholique qu’il était, c’était ça qui devait le plus lui écorcher la gueule, blasphémer comme font les Italiens, traiter la Madone de pute, ça c’était le plus dur, mais qu’est-ce que vous voulez, il avait préféré rejoindre les rangs de Fat Willy plutôt qu’une bande irlandaise. Si vous allez à Brooklyn, et que vous passez sur le coup de 19 heures sur Mellow Boulevard, vous le trouverez peut-être, avec ses longs cheveux gris coiffés vers l’arrière et ses Ray-Ban de vue sur le nez, en train de jouer à la scopa avec ses potes, qui l’appellent toujours Paddy.