Tout en parlant, il scotcha un lot de cinq bâtons autour d’un pylône extérieur et s’aventura à nouveau dans le bâtiment pour s’occuper d’une série de poutres en aluminium.
— Te refroidir, Zio, ce serait comme capturer le Loch Ness, tuer la baleine blanche, terrasser le dragon. Ce serait gagner sa place dans l’Olympe, boire dans le Graal, et laver dans ton sang l’honneur de l’honneur.
Des paroles qui arrachaient la langue de Ben mais qu’il jugeait nécessaires pour faire perdre à son oncle tout espoir de retour. Son dernier lot posé, il prit Fred par l’épaule et le dirigea vers la sortie. Au cœur de la nuit, ils restèrent un bon moment dans la contemplation de l’usine encore intacte, jusqu’à la trouver belle, comme Fred trouvait beaux les taureaux qui entrent dans l’arène, les bateaux en perdition, les soldats qui partent à la mort. Pour la première fois, il imagina que derrière tant de laideur, il y avait la main de l’homme.
— À toi l’honneur, Zio.
Ben déroula une longue mèche puis alluma son briquet zippo, qu’il tendit à son oncle. Fred, la flamme en main, hésita un instant, le temps de se demander une toute dernière fois si la réponse qu’il allait apporter à son problème d’eau était bien la seule possible.
Il avait fait preuve de bonne volonté, de civisme, il avait respecté les voies hiérarchiques. Il avait voulu obéir aux règles et utiliser les seuls outils légaux à sa portée. Il avait honnêtement cherché à apprendre de l’honnêteté et avait parcouru le chemin de croix qui va de la brute au citoyen modèle. En s’alliant à d’autres victimes, il avait laissé s’exprimer un instinct grégaire contraire à sa nature. L’ensemble de ces phénomènes avait suscité une réelle prise de conscience, jusqu’à se demander si sa vie de repenti ne l’avait pas changé pour de bon, si elle avait éveillé en lui le respect de la collectivité. Il avait voulu y croire.
Maintenant, il regardait la flamme du zippo danser entre ses mains et retenait son geste, conscient de son aberration. Il se sentait déçu par cette société qui, contrairement à ce qu’elle prétendait, n’était pas régie par le sens commun mais par la priorité absolue au profit, comme toutes les autres sociétés, parallèles et occultes, à commencer par celle qui avait si longtemps été la sienne. C’était comme s’il avait voulu donner à la légalité une chance de le surprendre. Mais elle n’avait fait que confirmer, par défaut, ce qu’il prônait depuis toujours.
Allumer cette mèche, c’était avouer son impuissance face à une énormité qui le dépassait. Comment lutter quand l’ennemi est partout et nulle part ? Que chacun a une bonne raison de ne rien écouter de vos malheurs ? Que ceux qui en profitent n’ont ni visage ni adresse ? Que des particuliers dépendent d’élus qui dépendent de lobbies dont les enjeux échappent au pauvre hère qui confie son sort à des procédures administratives longues comme un jour sans pain ? À cette absurdité qui en arrangeait plus d’un, Fred allait en opposer une autre, la sienne, celle de la surenchère, jusqu’à l’estocade. Sa vie aurait sans doute été plus simple s’il avait su renoncer quand l’ennemi était trop fort ou trop lointain, mais jamais il n’avait su se faire une raison. Sa réponse, il allait la donner par une belle nuit de printemps, sous la voûte infinie, dans une paisible atmosphère d’avant le monde. Le geste que l’homme de la rue s’interdisait de rêver, Fred allait l’accomplir au nom de tous.
Il attrapa la mèche dans sa main gauche et approcha la flamme, la retenant un dernier instant.
La veille encore, il aurait pu renoncer à commettre un tel acte et rentrer chez lui pour éviter de subir les jérémiades de sa femme et les sanctions de Tom Quintiliani. Mais ce soir n’était pas un soir comme les autres, il était même le premier de tous ceux qui lui resteraient à vivre. Fred venait de réaliser que plus jamais il ne retournerait sur sa terre natale, qu’il crèverait ici ou là, dans un lieu dénué de sens, sous un ciel inconnu, et que sa tombe resterait à jamais prisonnière d’un sol sans racines. Si ce soir il laissait s’installer cette angoisse pour de bon, elle allait le ronger chaque jour un peu plus et finir par avoir sa peau. Il lui fallait réagir séance tenante et faire un grand feu de son passé, le voir partir en beauté, une bonne fois pour toutes, dans une préfiguration de l’enfer qu’on lui promettait depuis le plus jeune âge.
Il alluma la mèche puis recula d’une centaine de mètres et attendit, les yeux grands ouverts.
Le baraquement entier explosa en une gerbe de flammes qui monta haut dans le ciel. Le choc plombé de la déflagration le réveilla tout à coup et le souffle de l’explosion le gifla assez fort pour balayer son vague à l’âme. Le geyser de lumière qui jaillit devant lui éclaira son horizon. Un ouragan de tôle retomba en pluie à un bon kilomètre à la ronde, Fred y vit les vestiges d’une autre époque s’éparpiller dans la nature avant de disparaître à jamais. À sa grande surprise, il se sentit soulagé d’un poids qu’il gardait depuis des années sur le cœur. L’apocalypse se termina par un brasier qui vint mourir sur le bitume des parkings alentour. Il poussa un soupir de soulagement.
Fred raccompagna Ben jusqu’à sa voiture et lui indiqua comment retrouver la nationale qui le conduirait jusqu’à Deauville, où il prendrait un ferry pour rejoindre Londres, puis un vol de retour aux États-Unis.
— Le temps qu’ils réagissent, tu verras déjà les côtes anglaises. Quint va donner ton signalement dans les aéroports, mais en fait ça l’arrangera bien de ne pas te retrouver. En te faisant venir ici, je les ai entubés comme des apprentis, il n’a pas envie que ça remonte plus haut. Mais ils ne commettront plus l’erreur.
Ben n’eut pas besoin de traduire : ils se voyaient pour la dernière fois, là, sur ce petit chemin de campagne, dans un pays inconnu, par une nuit de feu. À toute forme de solennité, Ben préféra l’ironie.
— Le propriétaire de ma salle de jeux est un vieux croûton qui régulièrement me saoule avec son débarquement de 44. Je vais enfin pouvoir lui dire que, moi aussi, j’ai débarqué en Normandie.
L’oncle serra le neveu dans ses bras, une accolade qui les ramena bien des années en arrière. Puis il s’éloigna du sentier pour le laisser manœuvrer, lui fit un signe de la main et le laissa disparaître à jamais. Sur le chemin du retour, Fred entendit la sirène des pompiers et se cacha dans les fourrés.
Les enfants dormaient toujours. Fred trouva sa femme assise dans le canapé du salon, immobile, près du poste de radio allumé.
— Espèce de salaud de Rital.
Il se servit un verre de bourbon sur le billot de la cuisine et en but une gorgée. Maggie n’allait pas retenir sa fureur longtemps, il attendait la seconde explosion de la soirée. En fait de quoi, il entendit l’expression d’une rage contenue dans sa voix blanche, presque douce.
— Je me fous que tu fasses sauter la terre entière. Je n’ai plus la force de t’en empêcher. Ce que tu n’aurais pas dû faire, c’était me mentir et me manipuler pour que je participe à ton plan. Ça m’a rappelé des choses que j’aurais préféré oublier, l’époque où tu faisais de moi ta complice, trop jeune, trop sotte, je passais mon temps à mentir aux flics, à nos amis, à notre famille, à mes parents, et puis, plus tard, à nos propres enfants. Je pensais en avoir fini.
Au mot près, l’argumentaire ne le surprit pas. Il attendit néanmoins le verdict avec une certaine curiosité.
— Maintenant, écoute-moi bien. Je ne vais pas te faire le sermon que Quintiliani est en train de préparer, ça n’est pas mon rôle. Je veux juste te rappeler que notre fils va bientôt se débrouiller seul, et que Belle serait bien mieux ailleurs qu’à nos côtés. Bientôt, nous ne serons plus que toi et moi. Depuis que je suis en France, j’ai trouvé ma voie, je peux continuer comme ça jusqu’à la fin de mes jours, et je ne suis pas sûre d’avoir à les vivre avec toi. Dans quelques années, je pourrai même rentrer au pays, seule, après notre divorce, et retrouver ma famille. Toi, tu crèveras ici. Moi pas. Je ne te demande pas de changer d’attitude, seulement de te préparer à cette idée, Giovanni.