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Sans lui laisser le temps de réagir, elle quitta le salon et monta se coucher. Sous le choc de ce qu’il venait d’entendre, il se versa un second verre, qu’il but d’un trait. Fred s’attendait à tout sauf à cette incroyable menace, la pire de toutes : rentrer au pays sans lui. C’était la toute première fois que Maggie envisageait cette hypothèse, somme toute crédible. Une radio régionale fit état de l’incendie, probablement d’origine criminelle, de l’usine Carteix. Il coupa le son et jeta un œil dehors : la rue en effervescence, des voisins en robe de chambre, des sirènes au loin. Lassé de cette trop longue journée, Fred retourna dans sa véranda pour laisser ses doigts le surprendre par quelques phrases. Désormais, seuls ses Mémoires feraient le lien entre Fred Blake et Gianni Manzoni.

Une silhouette qui arrivait par le jardin vint troubler son recueillement. Quintiliani avait fait le tour par-derrière pour éviter d’avoir à sonner. Après celui de Ben et celui de Maggie, Fred se prépara au troisième sermon de la soirée.

— Manzoni, on aurait pu imaginer que ce procès, cette honte, cet exil vous auraient fait réfléchir. Oh, je ne parle même pas de prise de conscience, ni d’un véritable repentir, on n’en demandait pas tant. Savez-vous pourquoi vous êtes encore capable de commettre des actes comme celui de ce soir ? C’est tout simplement parce que vous n’avez pas payé. Vingt ou trente années dans une cellule de six mètres carrés vous auraient laissé le temps de réfléchir à une seule question : tout cela en valait-il la peine ?

— Vous croyez encore à ça ? Payer sa dette envers la société ?

— À part trois ou quatre politiciens bien-pensants, une poignée de sociologues et quelques assistantes sociales au grand cœur, tout le monde se fout bien de savoir si la prison rend pire ou meilleur un type comme vous, Manzoni. L’humanité entière a besoin de vous savoir derrière des barreaux, parce que si des ordures de votre espèce s’en sortent, à quoi bon se faire chier à obéir à des lois contraignantes qui vous bouffent des parts de liberté et de désir ?

— Moi, en taule ? J’y aurais fait des émules, des tas de petits gars qui me prennent pour une légende, à qui j’aurais donné une master class. J’aurais fait bien plus de ravages dedans que dehors.

— À partir d’aujourd’hui, vous êtes consigné dans cette maison. Aucun de vous quatre n’aura le droit de sortir jusqu’à nouvel ordre.

— Les gosses ?

— Débrouillez-vous avec eux. Après votre exploit de ce soir, notre arrangement risque de ne plus fonctionner. Vous étiez prévenu.

— Mais… Quint !

L’agent du FBI sortit soulagé mais le plus gros du travail restait à faire : détourner toutes les pistes de l’enquête sur le sabotage de l’usine Carteix. Pour ce faire, il avait désormais besoin qu’on lui laisse le champ libre.

Fred décida de monter se coucher et trouva la porte de la chambre fermée. Sans insister, il redescendit dans la tanière de Malavita qui, elle, lui épargnerait toute récrimination. La chienne se réveilla, étonnée de cette visite tardive et de l’agitation de la rue qui lui parvenait par le soupirail.

Pour remplir son bol d’eau fraîche, Fred ouvrit un robinet et vit couler une eau pure comme le cristal, qu’il ne put s’empêcher de goûter.

Il ne se doutait pas qu’au même moment, dans Cholong, des dizaines d’individus faisaient exactement le même geste, émerveillés par la limpidité de leur eau. Certains se mirent à croire aux miracles.

7

Au moment précis où l’avion de Benedetto D. Manzoni quittait l’aéroport d’Heathrow en direction des États-Unis, un autre traversait le ciel dans le sens opposé et préparait déjà son plan d’atterrissage à Roissy. Parmi les passagers, la plupart américains, dix hommes, domiciliés dans l’État de New York, n’avaient enregistré aucun bagage. Tous se connaissaient sans pourtant s’adresser la parole ni même se saluer d’un hochement de tête. Six étaient originaires d’Italie, deux d’Irlande, les deux Portoricains étaient nés à Miami, et aucun d’eux n’avait jamais mis les pieds en Europe. Au premier abord, on aurait pu les prendre pour un bataillon d’avocats venus traiter une affaire de droit international et défendre les intérêts d’un trust prêt à conquérir le reste du monde. En fait, il s’agissait de dix soldats qui préféraient le luxe de la classe affaires aux hélicoptères des interventions spéciales, et le costume Armani au treillis de combat. Un escadron de la mort, choisi comme on choisit des mercenaires ; c’en était.

* * *

L’assignation à résidence fut accueillie par les Blake, soit comme une bénédiction, soit comme la plus injuste des punitions. Fred avait déjà décidé de ne pas sortir de tout le week-end du 21 juin pour échapper aux festivités et poursuivre son grand œuvre. Il mettait un point d’honneur à ne jamais se montrer affecté par les sanctions ; de fait, la menace du châtiment produisait rarement l’effet escompté auprès des gangsters, et, loin de leur faire peur, leur donnait l’occasion de braver les autorités, de les tourner en ridicule. Insulter un juge dans le prétoire, cracher à la figure des fédéraux durant les interrogatoires, traiter de minables les gardiens de prison, ils ne s’épargnaient aucune provocation et rien ne parvenait à leur faire baisser les yeux. Quint avait consigné Fred dans ses quartiers ? Une aubaine. Il allait pouvoir se consacrer entièrement à son sixième chapitre, qui commençait par :

Dans les films, si on aime que la force soit mise au service du juste, c’est parce qu’on aime la force, pas le juste. Pourquoi préfère-t-on les histoires de vengeance aux histoires de pardon ? Parce que les hommes ont une passion pour le châtiment. Voir le juste frapper, et frapper fort, est un spectacle dont on ne se lassera jamais et qui ne crée aucune culpabilité. Voilà bien la seule violence qui m’ait jamais fait peur.

À l’étage du dessus, Belle restait cloîtrée pour se soustraire à la vue de sa propre famille. On lui avait interdit de jouer un rôle dans le spectacle de fin d’année, on lui interdisait aujourd’hui de se promener en ville et de s’amuser avec les gens de son âge, il ne lui restait plus qu’à se morfondre dans sa chambre pour donner un sens à son sacrifice. Faute de ne pouvoir apparaître, elle allait disparaître, et pour de bon. Une décision irrévocable venait d’être prise.

De son côté, Warren fut scandalisé de payer encore et toujours pour les agissements de son père. L’approche des réjouissances avait réveillé l’enfant en lui, et la sanction lui avait fait regretter un peu plus de ne pas être adulte. Puisqu’il subissait comme un adulte, il avait droit au statut d’adulte, quoi de plus légitime ? Il s’enferma dans sa chambre et se planta de longues heures devant son écran où, via Internet, il recueillit quantité d’informations sur l’avenir qu’il se préparait. Son plan ? Remonter le temps, rejouer l’Histoire, opérer une révolution complète, tout reprendre à zéro.

Des quatre, Maggie fut la plus touchée par l’interdiction de sortir. Elle s’était engagée auprès de mille personnes à monter, gérer, surveiller divers stands, et à participer à la bonne marche de la kermesse ; apporter sa contribution à tant de liesse populaire l’aurait gratifiée plus que tout. Découragée, elle restait affalée dans le canapé du salon, devant une télévision qu’elle ne regardait pas, murée dans le silence du doute. Elle avait beau se dévouer corps et âme à autrui, Fred la tirait en arrière, la ramenait vers son rôle de femme de mafieux, qui plus est de mafieux discrédité, désavoué par tous. Si elle avançait d’un pas, Fred la faisait reculer de dix, et tant qu’elle vivrait avec ce diable, et malgré ce qu’elle éprouvait encore pour lui, elle ne quitterait jamais cette spirale. Elle devait en parler séance tenante à celui qui, somme toute, veillait sur elle bien mieux que son mari.