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En ce jour tant attendu de la Saint-Jean, la ville de Cholong-sur-Avre affichait ses couleurs. Dès 10 heures du matin, la salle des fêtes avait reçu les parents d’élèves pour la fête de l’école, le spectacle s’était déroulé sans la moindre fausse note, un beau moment pour petits et grands, une réussite. À 14 heures, les forains, prêts à faire rouler la jeunesse, accueillaient les premiers visiteurs sur la place de la Libération. La nuit la plus courte de l’année allait défiler à toute vitesse, les jeunes ne se coucheraient pas, et les moins jeunes s’endormiraient au son des flonflons ; l’été commençait en fanfare.

À soixante kilomètres de là, au rond-point dit la Madeleine de Nonancourt, un minibus Volkswagen gris s’arrêtait pour vérifier l’itinéraire. Le conducteur, échaudé par une mauvaise bifurcation à la sortie de Dreux, exhortait son pilote à se concentrer. À l’arrière, dix types s’ennuyaient ferme en regardant défiler, depuis Paris, un paysage bien moins exotique qu’ils ne l’imaginaient. L’herbe y était verte comme partout ailleurs, les arbres produisaient moins d’ombre que les platanes de New York, et le ciel semblait morne et crasseux comparé à celui de Miami. Tous avaient entendu parler de la Normandie à travers les films de guerre, sans éprouver la moindre curiosité pour l’endroit et son histoire. En fait, ils n’étaient curieux de rien depuis leur arrivée à Roissy, pas plus du climat que de la cuisine, ils se foutaient même de l’inconfort et du dépaysement, ils ne se posaient qu’une seule question : comment dépenser leurs deux millions de dollars dès la fin de leur mission.

Six d’entre eux se voyaient déjà retirés des affaires ; à trente ou quarante ans, ils vivaient sans doute leur dernière journée de travail et allaient pouvoir s’offrir une ferme, une villa avec piscine, une chambre à l’année à Vegas, tous les rêves devenaient possibles. Les quatre autres ne crachaient pas sur la prime mais leurs motivations se situaient ailleurs. Pour avoir perdu un frère ou un père lors du témoignage de Manzoni, lui faire la peau était devenu une obsession. Le plus motivé de tous s’appelait Matt Gallone, petit-fils et héritier direct de Don Mimino. Six ans après le procès, Matt se consacrait exclusivement à la vengeance de son grand-père. Manzoni l’avait dépossédé de son royaume, de son futur titre de Parrain, et donc de son statut de demi-dieu. Derrière chaque moment de la vie de Matt, derrière chacun de ses gestes, il y avait la mort de Manzoni. Derrière les rires entre amis, il y avait la mort de Manzoni, derrière chaque baiser sur le front de ses enfants, il y avait la mort de Manzoni. Matt en avait fait son chemin de croix, son désir de délivrance, et la promesse de sa renaissance.

— Direction Rouen, dit le pilote, le nez sur la carte.

Toute l’opération avait été préparée de New York par Matt et les capi des cinq familles qui, pour l’occasion, n’en faisaient qu’une. Faute de contacts directs avec la France pour préparer l’arrivée de cet escadron de la mort, ils avaient dû passer par la Sicile. Les ordres avaient été donnés de Catane, où un dirigeant local de LCN avait fait appel à une de leurs sociétés, basée à Paris, chargée de faire transiter des capitaux via la France, la Suisse, l’Italie et les États-Unis. L’organisation comprenait l’accueil des dix à Roissy, leurs déplacements, et la fourniture de l’arsenal, à savoir : quinze pistolets automatiques et dix revolvers, six fusils-mitrailleurs, vingt grenades et un lance-roquette. On leur avait alloué, en outre, un chauffeur et un interprète anglais/français ayant déjà participé à une opération de commando. Ensuite, à Matt et à ses hommes de jouer. Pour préserver l’esprit d’équipe lors de la mission et éviter une malsaine émulation, la fameuse récompense de vingt millions de dollars serait divisée en parts égales ; celui qui donnerait la mort à Gianni Manzoni n’en tirerait qu’un bénéfice honorifique. D’ici quelques heures, il deviendrait à la fois un millionnaire et une légende vivante. Le monde admirerait son geste parce que le monde méprise les repentis. Quoi de pire que de vendre son frère ? Au coupable d’un tel crime, Dante réservait le dernier cercle de l’enfer. Aujourd’hui, 21 juin, un seul de ces dix hommes serait l’élu et gagnerait sa place au paradis des mauvais garçons. Bien après sa mort, on parlerait de lui dans les livres.

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La beauté condamnée à elle-même. Belle n’imaginait pas plus grand malheur que le sien. Comment empêcher une étoile de briller ? Comment ne pas mettre ce don du ciel au service d’autrui ? Le secret était de plus en plus lourd à porter à mesure qu’elle devenait femme. Elle finissait par penser que sa beauté n’avait d’égale que les moyens employés pour lui interdire d’en jouir. Comme si Dieu lui-même avait façonné tant d’harmonie dans le seul but d’en priver ses créatures. Se montrer aussi inhumain ressemblait fort à Dieu : exiger le sacrifice de ce que l’on possède de plus cher. Créer la tentation, et dans la foulée, la faute. Pardonner aux pires, meurtrir les meilleurs. Belle se sentait victime de Ses desseins obscurs sans comprendre où Il voulait en venir.

Assise sur le sol de sa chambre, un mouchoir au coin des yeux, elle repensait à tous les lèche-bottes qu’elle avait vu défiler dans la maison de Newark pour demander une faveur à son père, promouvoir un parent ou intimider un concurrent. Comble de l’ironie, Belle Manzoni, sa propre fille, n’aurait jamais eu besoin du moindre coup de pouce. Il aurait suffi qu’on la laisse libre de parcourir seule son chemin pour qu’elle atteigne des sommets. Elle aurait beau pleurer et pleurer encore, toutes les larmes de son corps ne suffiraient pas à conjurer son triste sort de vestale. Autant se résigner à sa condition de vierge emmurée vive. Pour la toute première fois, elle se prit à maudire père et mère d’avoir mis au monde une fille de criminel.

Et puis, non ! se révolta-t-elle, le visage bouffi par les larmes, à quoi bon prendre un engagement qu’elle ne respecterait pas ? L’issue la plus élégante et, en fin de compte, la plus raisonnable était d’en finir le plus vite possible. Elle se précipita à la fenêtre qui ouvrait sur le jardin, regarda à l’aplomb, et comprit qu’en se jetant du haut du toit elle se condamnait à survivre, infirme. En finir, soit, mais en finir à coup sûr, donner à son geste de l’envergure, convier le plus grand nombre au sacrifice de sa vie, s’offrir enfin un public qui plus jamais n’oublierait la silhouette de cette créature qui s’était élancée dans les airs pour se donner la mort.

Tout bien réfléchi, elle avait choisi le jour rêvé pour mourir, le premier jour de l’été : toute la ville à ses pieds sur la place de la Libération, quelle revanche ! Apparaître au sommet de la tourelle de l’église et se jeter dans le vide. Le saut de l’ange. On retrouverait son corps disloqué devant le portail, quelques gouttes de sang lui glisseraient de la bouche pour maculer sa robe — vision sublime. Mais pourquoi l’église, après tout ? À quoi bon mêler Dieu à ça ? Qu’avait-Il fait pour mériter un tel sacrifice ? Mourir dans Sa maison eût été Lui faire trop d’honneur. D’ailleurs, Dieu n’existait pas, il fallait se rendre à l’évidence. Ou bien, victime Lui aussi de la loi de Peter, avait-Il atteint Son seuil d’incompétence face au destin de Belle. Elle ferma les yeux pour visualiser la place de la Libération et ses bâtiments mais rien ne lui sembla à la hauteur. Rien, sinon… la grande roue ?