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Mais oui, la grande roue ! Il était là, son grand finale. Et quel symbole, cette roue qui tournerait sans elle désormais, ça avait bien plus de gueule qu’une église. Soulagée, elle ouvrit son armoire pour passer sa robe de Diane en biseau, son foulard écru et ses escarpins blancs. Elle resterait dans les mémoires comme une madone païenne, trop belle pour un monde si laid. On verrait sa photo dans les journaux, et des millions de gens, à force d’imaginer sa mort et d’en inventer les détails, tisseraient la légende de Belle. Comme toutes les héroïnes romantiques, elle inspirerait les poètes qui écriraient sur elle des chansons que d’autres jeunes filles chanteraient au fil des générations. Qui sait, un jour peut-être tirerait-on un film de la vie de Belle Blake, un grand film hollywoodien qui ferait pleurer sur les cinq continents. En se passant un peu de fond de teint et un trait d’ombre sous les yeux, elle se plut à imaginer les objets cultes après la sortie du film, les posters et les poupées à son effigie, telle une icône des temps futurs.

Elle contempla son visage dans le miroir pour la toute dernière fois. Son seul regret, en se donnant la mort, serait de ne pas voir, au fil des ans, son corps défier les lois du vieillissement. À trente ans, sa beauté aurait gagné en élégance, à quarante en noblesse, à cinquante elle aurait rayonné de maturité, à soixante de sagesse, Belle aurait su déjouer tous les outrages. Quel dommage de ne pas avoir le temps d’en faire la démonstration aux yeux du monde. Elle griffonna un bristol, qu’elle laissa sur un coin de bureau et qui disait : Continuez sans moi.

Dans la chambre voisine, Warren préparait, lui aussi, son grand départ. L’interdiction de sortie infligée par Quintiliani avait précipité ses plans. Dans son scénario d’origine, il se serait levé un matin d’août et aurait pris son petit déjeuner sans rien changer à ses habitudes, puis il aurait inventé un prétexte pour partir tôt et rentrer tard dans la soirée, une randonnée à vélo avec des copains aurait fait l’affaire. Au lieu de quoi, à la gare de Cholong, il aurait pris l’express de 10 h 10 pour Paris. Avec deux bons mois d’avance, il allait s’évader séance tenante de cette prison gardée par le FBI, et son escapade durerait plusieurs années avant qu’il revienne vers sa famille, ou qu’il la fasse revenir à lui, comme le Parrain qu’il allait devenir.

Il reprit son carnet de notes pour pointer les différentes étapes qui allaient le mener jusque-là. Dans quelques minutes, il rejoindrait la gare et prendrait le train supplémentaire de 14 h 51 pour Paris Montparnasse. De là, il se rendrait Gare de Lyon et attendrait le Naples Express, un train couchettes qui passait sans difficultés la frontière italienne à Domodossola. À Naples, il se rendrait directement dans le quartier de San Gregorio, où il citerait le nom de Ciro Lucchesi, patron d’une branche de la Camorra implantée à New York. Sans qu’il ait à le demander, on lui ferait rencontrer Gennaro Esposito, le capo de toute la région, celui qu’on ne voit jamais mais dont l’ombre plane partout à Naples. Et là, il se présenterait comme le fils de Giovanni Manzoni, le traître.

Gennaro, ébahi, lui demanderait pourquoi le fils du plus célèbre repenti du monde était venu se jeter dans la gueule du loup… Warren lui rappellerait alors l’énorme dette que Ciro Lucchesi avait envers son père, qui avait fait capoter une enquête du FBI censée mettre Ciro à l’ombre pendant cent ans. Aujourd’hui, le fils du traître donnait à Lucchesi une occasion de se défaire de cette dette maudite en arrangeant, via Naples, son départ clandestin pour les États-Unis. Lucchesi serait forcé de s’exécuter et de bien faire les choses, et Warren se verrait débarquer quelques jours plus tard dans le port de New York, comme jadis son arrière-grand-père au même âge. Et là, tout recommencerait. Il lui faudrait conquérir sa place, reconstruire un empire, et laver le nom des Manzoni. À quoi servent les fils, sinon à réparer les fautes des pères ?

Lors de son périple jusqu’à sa terre natale, il allait devoir rester le plus discret possible, agir comme s’il se déplaçait sur de très courtes distances, parler en anglais à certains moments, en français à d’autres, ressembler à un jeune touriste sur le point de retrouver ses parents, apprendre par cœur les noms des villes qu’il traverserait et celles des alentours, et pouvoir justifier d’un parcours si d’aventure on lui posait des questions. Dans son blouson, il glissa plusieurs cartes et toute une documentation touristique trouvée sur Internet, de quoi scénariser quelques histoires face aux autorités. Puis il rangea dans une pochette plastique son nécessaire de toilette : s’il ne voulait pas passer pour un vagabond, il devait faire de la propreté une priorité. Se laver, et dormir le plus souvent possible pour garder une allure fraîche et reposée. L’argent ? Il en avait à volonté, fruit des services rendus aux camarades d’école qui l’avaient sollicité pour une raison ou pour une autre, car tout se paie toujours, en retour d’ascenseur ou, le plus couramment, en monnaie sonnante. L’argent servirait à graisser des pattes, changer de vêtements, dormir à l’hôtel le cas échéant, se nourrir convenablement, offrir des verres à ceux qui pourraient lui être utiles, donner des pourboires. Il éteignit son ordinateur, le tapota de la main comme pour saluer un vieil ami, et quitta sa chambre. La première étape s’annonçait délicate : se diriger discrètement vers le jardin, contourner la véranda, arrivé à la baraque à outils se glisser entre deux feuilles de tôle, arracher un bout de grillage et passer par-dessous, se retrouver chez le voisin, escalader sa palissade et prendre la route de la gare. À partir de là, il pourrait se considérer comme hors-la-loi. Il allait vite savoir s’il en avait la carrure.

Dans le couloir, il tomba nez à nez avec sa sœur qui, comme lui, rejoignait en douce le rez-de-chaussée. Le plan de Belle, non moins acrobatique, consistait à atteindre le jardin par le velux de la buanderie, grimper sur le tas de bois coupé contre le mur mitoyen et passer directement chez le voisin, puis sortir de chez lui comme si de rien n’était. Bien trop troublée, elle ne remarqua rien des allures de conspirateur de Warren, pas plus qu’il ne sut déceler cette étrange solennité sur le visage de sa sœur.

— Où tu vas ? demanda-t-il le premier.

— Nulle part, et toi ?

Warren ne reverrait plus Belle pendant des années entières. Un jour, il reviendrait la chercher, il lui offrirait Hollywood sur un plateau et mettrait le monde à ses pieds. Il serra les mâchoires. Belle le prit dans ses bras pour lui laisser une dernière image de sœur aimante. Le cœur battant, il l’embrassa avec une tendresse qu’il n’avait encore jamais éprouvée pour personne.

— Je t’aime vraiment, Belle.

— Il faut que tu saches que je serai toujours fière de toi, où que je sois, ne l’oublie pas.

Et ils s’embrassèrent à nouveau.

Au rez-de-chaussée, Fred, cloîtré dans sa véranda, était à mille lieues d’imaginer ce déferlement d’affection fraternelle. À cause d’un trou de mémoire, il calait au milieu d’un chapitre sur le descriptif des rites d’intronisation dans l’onorevole società. Avant de devenir un affranchi reconnu et certifié par la confrérie, l’impétrant se voyait convoqué à une cérémonie présidée par les anciens, dont le déroulement n’avait pas changé d’un iota depuis des siècles. On lui piquait l’index avec une aiguille pour qu’il verse une goutte de sang, on déposait dans ses mains une image pieuse qu’on enflammait, et on lui demandait de répéter, en italien : Je jure que si je viole ce serment, je brûlerai comme cette image et… Fred ne se souvenait plus de la suite, et pourtant, combien de fois l’avait-il entendu, ce serment, après l’avoir prononcé lui-même, trente ans plus tôt ? Comment était-ce, déjà ?… je brûlerai comme cette image et… et quoi, nom de Dieu ? Il y avait une suite… Rien ne pouvait expliquer cette absence, si malvenue, en pleine effervescence littéraire. Rien, sinon cette vision de lui-même en train de brûler comme une image pieuse.