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Il hurla plusieurs fois le prénom de sa femme et se mit à la chercher dans toute la maisonnée. En ne la voyant pas dans le canapé qu’elle ne quittait plus depuis des jours, il eut un étrange pressentiment et fouilla chaque pièce une par une, y compris celles de l’étage, où il croisa ses enfants, sans même s’apercevoir qu’ils se tenaient enlacés, les larmes aux yeux.

— Quelqu’un a vu votre mère ?

Ils secouèrent la tête et le virent descendre dans la buanderie, où il contourna la chienne endormie, avant de remonter au salon.

— MAAAGIIIIE ! ! ! ! !

Avait-elle transgressé l’ordre de Quintiliani ? Impensable. Elle aurait préféré mourir que de risquer de nouvelles sanctions. Alors quoi ?

Il y avait bien une explication, peut-être la pire de toutes.

* * *

À moins de deux kilomètres de Cholong, le minibus s’engagea dans la forêt de Beaufort et se gara au bord de l’Avre. Les hommes s’étirèrent et se dégourdirent les jambes, silencieux comme à la première heure, concentrés. Le chauffeur poussa un bruyant soupir de fatigue et se planta au bord de la rivière pour pisser. Son pilote, interprète pour l’occasion, sortit de larges sacs en plastique remplis de vêtements neufs, qu’il posa à même le sol pour laisser les membres de l’équipe faire leur choix. Matt avait donné des consignes très strictes sur les tenues vestimentaires, il leur fallait ressembler à ces Américains qui visitaient la région par milliers depuis 1945. Chose facile pour certains, ressembler à un Américain se révélait plus complexe pour ceux qui, depuis toujours, avaient conformé leur allure à celle des gangsters de cinéma.

Les plus jeunes étaient capables de revoir dix fois le même film pour repérer une marque de veste ou de chaussures. Et si, après leur intronisation, la plupart laissaient tomber la panoplie, d’autres s’y attachaient comme à une seconde peau. Sans la remettre en question, les hommes ne savaient comment interpréter la consigne « ressembler à des Américains ». Qu’est-ce que cela voulait dire exactement ? S’efforcer d’avoir l’air d’un plouc ? Se rapprocher le plus possible du n’importe quoi ? Attirer l’attention ? Ne pas l’attirer ? Fallait-il s’habiller comme des adolescents, des bouseux texans ou des homeless new-yorkais ? De quel mauvais goût s’agissait-il ? Il y en avait tant.

Vestes de marque, pantalons coupés sur mesure et chemises en soie tombèrent petit à petit pour se voir remplacés par des tee-shirts, des bermudas, des chemises à manches courtes non boutonnées, au col mou, des choses informes, décontractées, des étoffes synthétiques, des tissus à motifs, des casquettes. Qu’à cela ne tienne, ils auraient bientôt de quoi se consoler avec leurs deux millions de dollars et dépenser sans compter dans les magasins de Madison Avenue et de la Cinquième. Pour donner l’exemple, Matt se servit le premier et passa un pantalon à pinces de couleur claire, un tee-shirt rouge, un gilet beige. Greg Sanfelice porta son choix sur un jean délavé et un tee-shirt imprimé au blason d’une université du Colorado. Guy Barber enfila un jean noir serré aux hanches, tenta d’y ranger son entrejambe, et choisit une chemise en toile bleu marine largement entrouverte sur le poitrail. Le reste de la troupe se pressa devant les sacs. Julio Guzman se fendit d’un petit commentaire pour chacun des collègues :

— Jerry, c’est dingue ce que t’as l’air d’un Américain !

— Et toi, tu sais à quoi tu ressembles, enfoiré de Portoricain ? À un putain d’Américain !

Peu à peu les hommes se déridèrent et se laissèrent aller à la surenchère : « Enfoiré d’Américain, va… », « Ta gueule, l’Américain… », « Qu’est-ce que vous pouvez être chiants, vous les Américains… »

Matt sortit deux des quatre valises qui contenaient l’arsenal. Les hommes, redevenus silencieux, un peu empruntés dans leurs vêtements, se partagèrent les armes de poing ; on leur donnait le choix entre un pistolet semi-automatique Magnum 44 Research, et un revolver Smith Wesson Ultra Lite 38 special. Le premier laissait une très faible marge d’erreur dans un tir de loin sur cible mouvante, l’autre se montrait parfait en cas d’exécution rapprochée, tout dépendait de la manière de travailler de chacun, de ses habitudes, de ses compétences, car tous n’avaient pas été recrutés pour leurs qualités de tueur. Si certains éprouvaient un réel plaisir devant du matériel vierge, son toucher sans la moindre aspérité, son odeur non corrompue par la cordite, sa couleur bleu acier encore luisante, d’autres éprouvaient de la gêne en pensant à leur arme de toujours, compagne de route qui les avait maintenus en vie jusque-là, laissée au pays. Il était temps de procéder à quelques gestes rituels, remplir les barillets, enclencher les chargeurs, viser, sortir et rentrer l’arme dans la ceinture, dans un holster, sur le ventre, dans le dos, sous l’aisselle, etc. Puis Matt les dirigea vers le bord de l’Avre pour qu’ils passent au test définitif : balles d’échauffement, tir à volonté, défouraillage à gogo. Nicholas Bongusto tira le premier sur des cibles imaginaires en direction de l’autre rive, puis avisa, à quelques mètres en amont, une cabane de pêcheur prolongée d’une jetée sur pilotis, et y dirigea son tir. Bientôt, les dix hommes, en ligne, pointèrent leur arme sur le petit édifice et vidèrent chacun plusieurs chargeurs. Après cinq bonnes minutes de feu nourri, la tôle du toit avait glissé dans l’eau, et les parois de bois, criblées de part en part, s’affaissèrent. Le jeu consistait maintenant à s’acharner sur les pilotis pour voir s’effondrer toute la baraque dans la rivière, ce qui ne manqua pas d’arriver. Les armes étaient dans un état de marche impeccable et chaque membre de l’équipe venait de dépuceler la sienne avec un certain bonheur.

Matt leur distribua de l’argent de poche et des téléphones portables puis s’entretint quelques minutes avec l’interprète, tantôt copilote, tantôt éclaireur, qui proposa de remonter l’Avre à pied pour entrer dans la ville. Après ses dernières recommandations à la troupe, Matt ouvrit la marche sur Cholong.

À mesure qu’ils approchaient, des sons étranges et pourtant caractéristiques leur parvenaient, un brouhaha connu, de la musique de foire, des cris stridents : le bruit universel de la fête. L’escouade de la mort imagina les hypothèses les plus absurdes.

— Un comité d’accueil ? hasarda Julio pour tenter de détendre l’atmosphère.

— Moi, ça m’étonnerait pas, dit Nick, j’ai vu des reportages en noir et blanc là-dessus. En Normandie, dès qu’on voit arriver une troupe d’Américains, on sort la fanfare, les filles et les pétards à mèche, c’est une tradition.

Matt leur fit signe de s’arrêter au moment de passer le pont qui marquait l’entrée dans Cholong.

— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? demanda-t-il à l’éclaireur.

Celui-ci s’approcha d’une affichette placardée sur un arbre, qui lui fournit illico la réponse. Autant que faire se peut, il leur expliqua ce qu’était la fête de la Saint-Jean.

— La chance est peut-être avec nous, dit Matt.

* * *

— Demandez-moi ce que vous voulez, mais séparez-moi de ce monstre, Quint. Ce qui est arrivé jeudi se reproduira, il trouvera d’autres Carteix, que vous soyez vigilant ou pas. Il mettra la ville à feu et à sang, il rackettera les commerces, il montera un tripot clandestin, il terrorisera le conseil municipal à coups de batte de base-ball. Giovanni est né avec la destruction dans l’âme, et quand il mourra, sa dernière pensée sera une horreur, ou bien il se repentira, il se repentira de n’avoir pas assez détruit.