Assis sous la fenêtre de la cuisine du pavillon des fédéraux, Fred pleurait. Son intuition avait été bonne : Maggie était passée à l’ennemi. Il dut fournir un effort surhumain pour retourner contre lui-même le geyser de rage qu’il sentait monter dans sa gorge. Sa vie, livrée aux chiens, et par sa compagne de toujours. Il se retint de cogner son front contre la pierre de peur de faire vibrer les murs et dévoiler sa présence. Quint était devenu l’homme fort de la famille Manzoni, peut-être son sauveur.
— Belle et Warren sont condamnés tant qu’ils côtoieront ce fils de pute, reprit-elle. C’est sa peau que veut Don Mimino, pas la nôtre.
Fred se mordit la main et ne desserra les mâchoires que quand ses incisives eurent entaillé l’épiderme, mais la douleur ne fut pas assez forte pour détourner celle que lui infligeait Maggie. Quintiliani allait se faire une joie de le séparer des siens, par sadisme, jusqu’à ce que Fred perde de sa superbe, qu’il soit prêt à toutes les bassesses pour entendre leur voix au téléphone. Le roi des G-men, lui-même éloigné de ses enfants depuis si longtemps, n’en demandait pas tant ; Maggie venait de lui servir la plus douce des vengeances. Fred chercha comment faire cesser ce déchirement et fut tenté à nouveau de s’étourdir d’un coup de tête contre le sol. Lui qui se croyait si résistant appelait maintenant la délivrance. Qui sur terre était capable d’encaisser une telle douleur ? Fred était sans doute le seul homme au monde à ne pas connaître la réponse : les victimes.
La ville à l’envers : de quoi passer inaperçu. Dans la confusion générale, personne ne ferait attention à eux. Matt envoya deux équipes de deux hommes patrouiller en ville et proposa aux cinq derniers de se fondre dans la fête foraine à la recherche de renseignements sur les Blake. D’abord méfiants, ces derniers se sentirent projetés au cœur d’une action à laquelle ils ne s’attendaient pas. La plupart s’en amusèrent.
Le gardien du lycée Jules-Vallès ayant déserté son poste pour se rendre à la kermesse avec sa famille, Joey Wine et Nick Bongusto investirent l’établissement sans difficulté. Ils n’eurent qu’à poser le pied sur le boîtier de la serrure électronique et enjamber le portail, puis ils s’arrêtèrent devant des panneaux indicateurs qu’ils tentèrent de déchiffrer. Joey suivit la direction qu’indiquaient les flèches Accueil, Administration et Salle de réunion, invitant ainsi son collègue à se diriger vers Demi-pension, Médecine scolaire et Gymnase.
Le premier fracassa un carreau et accéda à un couloir qui le mena jusqu’aux locaux administratifs. Prêt à jouer les terreurs pour obtenir l’adresse du petit Warren Blake, Joey fut déçu de se retrouver seul dans le silence de ce long bâtiment en crépi gris. Au lieu de casser un ou deux bras, il allait devoir ouvrir lui-même des armoires métalliques remplies de dossiers et fouiller au petit bonheur. Lassé dès le premier tiroir, il renversa tous les autres puis jeta les armoires au sol. Sur quoi, il entra dans le bureau du directeur et s’assit dans son fauteuil afin d’inspecter d’autres tiroirs, dont un, fermé à clé, qu’il força avec un coupe-papier — il y trouva quelques billets qu’il mit machinalement dans sa poche. Il poursuivit son chemin jusqu’à une salle de classe, où il ne put s’empêcher d’entrer.
Joey était-il jamais allé à l’école ? À la réflexion, peut-être avait-il raté de bons moments, sur les bancs de l’école publique de Cherry Hill, New Jersey, qu’il contournait chaque matin pour aller rejoindre sa bande sur Ranoldo Terrace. Jamais il n’avait vu un tableau noir de si près, l’odeur de la craie ne lui évoqua rien. Il en fit crisser une sur l’ardoise, un bruit inconnu, qui déclencha une réaction épidermique. C’était donc ce bâtonnet blanc qui faisait toute la différence ? Ce bâtonnet blanc qui concentrait tout le savoir du monde ? Capable de toutes les démonstrations, de prouver que Dieu existe ou pas, que les parallèles se rejoignent à l’infini, que les poètes ont raison ? Ne sachant quoi laisser, un mot, un chiffre, un dessin, il hésita un moment et écrivit en grosses lettres JOEY WAS HERE, comme il l’avait souvent fait dans les toilettes de bars.
Après avoir traversé la cour, Bongusto pénétra dans le gymnase et hurla quelques injures qui se prolongèrent en écho. Tout en roulant sa cigarette, il fit le tour des installations, s’accrocha à des espaliers, à une corde à nœuds haute de cinq mètres, inspecta les étagères remplies de maillots, puis saisit un ballon de basket et l’observa sous toutes les coutures : aucun objet au monde ne ressemblait autant à un globe terrestre. Le plus incroyable était que Nick n’en avait jamais tenu entre ses mains. Des matchs, il en avait vu, tant et tant, et à tout âge. Il avait attendu les jeunes joueurs à la sortie des playgrounds, leur avait proposé tout un tas de produits en tubes et en sachets, mais jamais il ne s’était mêlé à eux pour tenter un dribble. Plus tard, dans les stades, il avait organisé des paris et vu les stars jouer, il en avait même approché certaines, pour les corrompre ou leur flanquer une trouille noire, ça dépendait des ordres. Les règles, les joueurs, il connaissait mieux que personne, et sur le terrain, question silhouette, il aurait pu donner le change, avec son mètre quatre-vingts, ses mains larges comme des battoirs, ses cheveux rasés, et pourtant il n’avait jamais senti sous ses doigts le caoutchouc rugueux du ballon rouge. Il le garda en main, rejoignit le terrain de basket dans la cour, se plaça dans la raquette et inhala profondément la dernière bouffée de son mégot. Il se trouvait devant un choix délicat : marquer le tout premier panier de sa vie, ou lâcher le ballon et rester le seul Américain à n’en avoir jamais marqué un seul. Par la fenêtre, Joey, craie en main, le regarda prendre des poses de joueur et siffla pour l’encourager.
De leur côté, Paul Gizzi et Julio Guzman, à force de patrouiller dans des rues vides et de passer devant des commerces fermés, se perdirent dans une ville fantôme. Des rues comme ils n’en avaient jamais vu, étroites et légèrement en pente, bordées de chiendent et de lierre, parfois de branches de pommiers qui dépassaient des murs, des rues odorantes et ombragées qui portaient toutes des noms insoupçonnables. Ils s’arrêtèrent devant la seule boutique dont ils comprirent l’enseigne. SOUVENIRS.
À quarante ans, Gizzi avait gardé sa tête de sale gosse, des cheveux châtain très clair, raides et courts, plantés d’un épi au milieu du front, des yeux noisette, une fossette au menton. Il sortit de la poche intérieure d’un blouson vert émeraude un petit appareil photo qui ne le quittait jamais, fit le point sur un bibelot, une sorte de puits en céramique blanche, et le prit sous différents angles.
— Qu’est-ce que tu fous ? demanda Guzman.
— Ça se voit pas ? Je veux garder un souvenir du souvenir. Je connais quelqu’un que ça va amuser.
Guzman, petit tassé au regard de dogue, impatient de naissance, saisit la crosse de son arme, en martela la vitrine et la fracassa en moins d’une dizaine de coups.
— Vas-y, prends.
— … Guzman, t’es un malade.
— C’est moi, le malade ?
Paul avait pris la photo pour sa sœur, Alma, de quinze ans son aînée, restée vieille fille à cause d’un promis qui avait quitté la ville en apprenant que les Gizzi entretenaient des liens très étroits avec la famille qui régnait sur Staten Island. Un peu à contrecœur, il saisit le bibelot au milieu des brisures de verre et souffla dessus pour le dépoussiérer. Il devinait déjà le sourire d’Alma.