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Sur la place de la Libération, Franck Rosello, taciturne comme à son habitude, se promenait au milieu des stands, peu coutumier de tant d’agitation. Il s’arrêta un moment devant un présentoir garni de poteries et de sculptures en pâte à sel qui représentaient des scènes religieuses ou bucoliques. Puis, à force de voir des gosses s’empiffrer de choses sucrées, il eut envie d’une de ces pommes rouges ruisselant de caramel. Sans oublier l’éventualité de voir surgir son ex-patron, Manzoni en personne, il s’assura qu’aucun de ses collègues ne le voyait s’approcher de la camionnette du confiseur. Ami d’enfance de Matt, adopté par la famille de Don Mimino et élevé comme un Gallone, Franco avait exercé ses talents de sharp shooter dans l’équipe de Giovanni. Spécialisé dans la suppression de témoins, il avait évité quelques procès qui avaient mis en cause de hauts dignitaires de LCN ; la confrérie lui en était redevable et le bichonnait comme un champion. Franck se faisait payer des ponts d’or pour chaque contrat, n’avait jamais connu un seul jour de détention, et son casier restait vierge malgré ces vingt années de loyaux services. Il comptait à son tableau de chasse divers repentis célèbres, dont Cesare Tortaglia et Pippo l’Abbruzzese, et n’avait échoué qu’une seule fois, en la personne de Giovanni Manzoni. Si les circonstances s’y prêtaient et que Matt envisageait un tir à très longue distance, Franck aurait droit à sa seconde chance. Une pomme d’amour plein la bouche, il s’arrêta devant le stand de tir qui lui rappela celui de la fête foraine d’Atlantic City, où il était né.

— Trois euros pour cinq balles réelles, dit le forain. Vous pouvez gagner de dix à quarante points à chaque tir, cinquante si vous mettez dans le rouge, et cent dans le mille. À quatre cents points, vous avez une peluche. Américain ?

Franck ne comprit que le dernier mot et posa un billet de cinq euros sur le comptoir puis saisit la carabine et la mit en joue. Sans chercher à ajuster son tir, il pressa la détente cinq fois de suite. Le forain lui tendit son carton et montra de l’index quatre impacts très excentrés, la cinquième balle s’étant perdue dans le décor. Dans la série suivante, Franck put rectifier la parallaxe que faussait une légère courbure du canon, et totalisa quatre cent cinquante points.

Avant d’admettre l’évidence, le forain marqua un temps d’hésitation. Quatre cent cinquante ? Dès la seconde série ? Personne n’avait réussi un tel score. Pas même lui, son propre matériel en main, n’en aurait été capable. Et pourtant, en exposant le carton à la lumière du jour, il comptait bien quatre impacts dans le mille et un dans le rouge. Franck allait quitter le stand sans son lot quand il vit, à ses genoux, une petite fille seule qui le fixait avec un incroyable aplomb. Saisi par le regard de la gamine, Franck lut dans ses grands yeux immobiles un message d’indignation qui ne laissait aucun doute. Il souleva la petite, face aux peluches accrochées en pagaille au-dessus du stand. Sans hésiter, elle désigna la plus grosse de toutes, un gorille de cinq fois sa taille.

— Celle-là, c’est huit cents points, dit le forain, exaspéré.

Franck aligna quelques pièces et totalisa cinq cents points en cinq balles ; les impacts mêlés évoquaient, dans le mille, les pétales d’une même fleur. À nouveau, le forain sortit le carton de son logement, étudia les tirs sans y croire et ne vit que trois impacts — où étaient passés les deux autres ? L’Américain avait un pot de cocu, mais ça ne suffisait pas à décrocher une peluche de démonstration, ce serait bien la première fois. Franck lui montra comment deux balles s’étaient superposées sur les précédentes, un peu de concentration et de bonne foi suffisait pour les voir, la cible en témoignait, à quoi bon se mettre dans des états pareils ? Des badauds s’arrêtèrent et Franck ne comprit pas pourquoi le ton avait monté si vite. Sa mission et son souci de discrétion le rappelèrent à l’ordre, mais il était désormais trop tard pour priver la petite de son trophée. Il s’assura qu’elle ne pouvait assister à ce qui allait suivre, attrapa discrètement le bras du forain, lui fit une clé dans le dos tout en le sommant de souffrir en silence, et fit pénétrer le canon d’une carabine dans sa bouche. L’homme leva le bras, tétanisé, le signe universel de la reddition. Un instant plus tard, la gosse attrapait son singe à bras-le-corps et consentait enfin à sourire. Avant de la laisser partir, Franck ne put s’empêcher de passer les doigts dans ses cheveux longs, si fins et pailletés d’or. Quelque chose lui dit qu’elle ne l’oublierait jamais.

Rosello n’était plus le seul à exercer ses talents au hasard des attractions ; Hector Sosa, dit Chi-Chi, le plus vieux des deux Portoricains, s’arrêta devant un punching-ball sur lequel s’acharnait une bande de jeunes. Hector avait été capable d’assommer des types trois fois plus corpulents que lui, il s’était même fait une spécialité de foncer tête baissée vers les plus gros et les plus forts, un courage qui frôlait l’inconscience. Il s’était rendu célèbre dix ans plus tôt, lors d’un championnat du monde de boxe mi-lourd à Santa Fe : employé comme garde du corps du tenant du titre, Chi-Chi s’était retourné contre lui pendant une algarade et l’avait mis hors d’état de combattre. Durant les deux mois de détention qu’il avait fait derrière les barreaux de San Quentin, les prisonniers les plus aguerris et les plus cruels lui avaient montré un respect sans égal. Aujourd’hui, en détraquant l’appareil au premier coup de poing, il devenait le héros des adolescents de Cholong.

À quelques mètres de là, le frère aîné de Joey, Jerry Wine, l’as du volant, celui que toutes les équipes voulaient pour convoyer les hommes lors des gros coups, ne put s’empêcher de faire un tour d’auto tamponneuse et s’en donna à cœur joie. Le jeu consistait à en percuter le plus grand nombre possible, bing, bang, à tout fracasser sur son passage, à foncer tête baissée dans les embouteillages sans épargner personne. Quoi de plus amusant pour un type capable de trouver le chemin de la fuite au milieu de dix voitures de police, ou de conduire à soixante à l’heure dans un parking sans frôler le moindre pylône. Il avisa une bande de turbulents agacés par sa conduite et se mit en tête de les provoquer avec sa petite voiture rouge.

De son côté, Guy Barber, de son vrai nom Guido Barbagallo, vissé au stand de loterie, cherchait à rendre fou le bonimenteur en lui imposant diverses martingales éprouvées dans les casinos de Vegas. Il s’en fallait d’un rien pour que le démon du jeu ne vienne lui faire perdre notion du temps et principe de réalité. Guy savait inventer de nouveaux jeux d’argent et proposait à chaque instant de miser sur à peu près tout : les numéros de série des billets de banque, les plaques d’immatriculation, les panneaux d’affichage. Le plus étonnant était qu’il finissait toujours par trouver une logique dans les séquences de chiffres les plus irrationnelles. À ce degré d’acharnement, plus personne ne cherchait à savoir si son don servait son vice ou l’inverse.

Le seul, hormis Matt, à rester concentré sur l’objet de la mission était Gregorio Sanfelice. Spécialisé dans l’arme lourde, Greg avait été choisi par Don Mimino en personne pour sa fiabilité absolue. Greg, c’était l’anti-Manzoni, le contraire même du repenti, l’homme qui avait préféré en prendre pour cinq ans ferme quand le FBI lui promettait la liberté contre trois ou quatre noms, et ce dans la plus grande discrétion, sans procès, aucun membre de LCN n’aurait soupçonné un mouchardage. En attendant les ordres, accoudé à une table de la buvette, il terminait une barquette de frites et une bière. Coiffé d’une casquette, habillé entièrement en jeans, il regardait le public aller et venir dans les stands alentour sans cesser de penser à l’homme nouveau qu’il allait devenir grâce à ses deux millions de dollars. À cinquante ans, Greg estimait pouvoir se ranger des voitures et revenir vers la femme de sa vie, mère de ses enfants, en lui jurant de ne plus jamais prendre le risque de se faire descendre ou même de retourner en prison. Il allait pouvoir rattraper le temps perdu, leur offrir une maison vers Mountain Bear, au milieu des arbres, et il passerait le reste de ses jours à les rassurer, à veiller sur eux, ils n’auraient plus rien à craindre. Une fois Manzoni rectifié, il reprendrait l’avion avec ses collègues et empocherait son dû dès l’atterrissage à JFK, et là, il tirerait sa révérence, leur serrerait une dernière fois la main, et prendrait un taxi pour filer vers le Zeke’s, à l’angle de la Cinquante-deuxième et de la Onzième, un bar où Michelle était serveuse, et il lui demanderait de donner sa démission sur-le-champ, et ils iraient chercher les enfants à l’école, et tout recommencerait pour eux, ailleurs. Tout en rêvant à son très proche avenir, il essuya une trace de moutarde collée à sa large moustache de pistolero, prit une dernière goulée de bière. Il se levait de table quand, tout à coup, il se retrouva nez à nez avec un spectre.