Sans manifester sa surprise, Greg baissa la visière de sa casquette et laissa quelques pièces sur le comptoir avant de rejoindre un stand de machines à sous. En glissant une pièce dans un flipper, il garda les yeux rivés sur le spectre, qui portait une chemise hawaïenne ouverte sur un tee-shirt blanc et se promenait dans la fête foraine, les mains dans les poches. Greg n’eut pas un grand effort de mémoire à fournir, il s’agissait bien là de ce fils de pute d’agent fédéral qui avait bien failli le mettre à l’ombre pour vingt ans. Le salopard, qui portait un nom comme Di Morro ou Di Cicco, avait réussi, dix ans plus tôt, à infiltrer une équipe de braqueurs qui préparait le casse d’une banque de Seattle. Une incroyable performance d’acteur, du jamais-vu pour un agent undercover, ce pourri avait réussi, à force de boire des coups et de traîner en compagnie d’hôtesses complaisantes, à gagner la confiance de Greg ; un début d’amitié était né. Sur cette affaire, Di Cicco avait été bien meilleur acteur que flic ; s’il n’avait commis aucune erreur en se faisant passer pour un truand auprès de vrais truands, il avait fait capoter le flagrant délit par manque de coordination avec ses collègues, et Greg s’en était sorti in extremis. Aujourd’hui, la présence de Di Cicco dans ce trou perdu attestait celle des Manzoni. Sans quitter des yeux l’agent du FBI, flanqué d’un autre pourri dans son genre, Greg fit signe à Franck Rosello de prévenir Matt, lequel fut secoué d’une poussée d’adrénaline à l’annonce de la nouvelle. Et le ballet autour de Di Cicco et Caputo s’organisa sans qu’ils puissent s’apercevoir de quoi que ce soit.
Pendant que Jerry conduisait le minibus vers le centre-ville, Greg et Chi-Chi attendaient le moment précis où les deux G-men quitteraient la place de la Libération. Soucieux d’éviter les risques, Matt préférait les neutraliser séance tenante pour les travailler au corps. Caputo, qui emboîtait le pas à son acolyte, eut un pressentiment alors qu’il tournait le coin de la rue du Pont-Fort, lui-même n’aurait su dire quelle sorte de message avait réveillé sa vigilance étourdie par les flonflons, la bière et le soleil. Dans ces cas-là, il s’en remettait à son instinct de survie qu’il sollicitait bien plus que ses contemporains, un instinct aiguisé par l’éternelle peur de mourir et, qui plus est, de mourir bêtement, d’une faute d’inattention. Mourir au feu, pourquoi pas, mais mourir dans une embuscade était une mort de rat, pas une mort d’aigle. Message ou pas, il était trop tard pour prévenir Richard ou porter la main à son arme : ils se retrouvèrent chacun avec un calibre dans la nuque, les bras en l’air. Greg, en tenant Di Cicco en joue, assouvissait une vengeance personnelle inespérée. Chi-Chi fouilla Caputo, le débarrassa de son arme et l’exhorta à se taire d’un coup de crosse dans la nuque. Matt, Guy et Franck les rejoignirent au coin de l’allée des Madriers, et le minibus fila en silence dans les rues vides de Cholong, avec à son bord six membres de la Cosa Nostra et deux agents fédéraux qui ne voyaient aucun mystère quant à l’objet de leur visite. Matt arma le percuteur de son revolver :
— Lequel de vous deux est prêt à mourir pour Giovanni Manzoni ?
Cinq minutes plus tard, Jerry garait le minibus à l’angle de la rue des Favorites, avec le pavillon Blake à cinquante mètres en ligne de mire.
Frapper fort et sans sommation. Ne rater aucune chance de détruire Manzoni d’entrée, profiter au maximum de l’effet de surprise, limiter la stratégie au profit de l’impact. Sanfelice sortit du coffre l’étui en bois du Viper AT-4, et prépara le viseur puis le chargeur du lance-roquette.
— Puissance de pénétration 30,48 centimètres, vitesse de 300 mètres/seconde, légèreté, maniabilité, fiabilité, nos GI l’adorent, dit-il, avant de le poser sur son épaule. Reculez-vous, derrière, si vous ne voulez pas ressembler à une pizza pour le restant de votre vie.
À ses côtés, Matt Gallone, Franck Rosello, Guy Barber et Jerry Wine le regardaient faire. Hector Sosa, dans le minibus, gardait un œil sur les G-men qui n’avaient pas même cherché à résister. Matt avait raison : tout fédéraux qu’ils étaient, ni Caputo ni Di Cicco n’avaient envie de mourir pour un Manzoni. Tôt ou tard, les hommes de Don Mimino auraient trouvé la rue des Favorites, et rien n’aurait pu empêcher ce qui allait suivre. Y laisser sa peau pour retarder la manœuvre aurait été une faute professionnelle. Durant leur formation, on leur avait appris à ne pas mourir inutilement.
Hector ne put s’empêcher de les quitter des yeux pour assister au spectacle. La roquette s’envola, rectiligne, traversa mollement le mur de façade pour exploser à l’intérieur du pavillon, dont les murs furent projetés vers l’extérieur, ouvrant le bâtiment en corolle, avant de laisser le toit et le premier étage s’écrouler, d’un bloc, au sol. Des gerbes de briques s’envolèrent pour retomber dans un rayon de cent mètres autour du point d’impact. Un nuage de poussière épais comme un mauvais brouillard resta en suspension de longues secondes avant de se dissoudre et de laisser passer à nouveau la lumière du jour dans la rue des Favorites.
— Ne vous approchez pas tout de suite, la température est montée à deux mille degrés dans la baraque.
Greg connaissait le Viper AT-4 pour l’avoir utilisé lors d’une attaque de convoi de fonds qui avait fait fondre la carlingue du transporteur comme dans un dessin animé. Pour ce seul coup tiré avec une précision diabolique, il s’était entraîné des jours durant dans un cimetière de bus en plein désert du Nevada. Considérant sa prestation terminée, il rangea l’arme dans son étui et n’attendit plus qu’une confirmation, celle d’avoir fait tomber Giovanni Manzoni.
Une seconde avant la déflagration, prostré à terre, les yeux secs d’avoir trop pleuré, Fred avait pris la terrible décision de quitter Cholong sur-le-champ et de rompre son plan Witsec, de ne plus demander la protection du gouvernement américain. Après le désaveu de Maggie, il ne lui restait plus qu’à fuir, laisser sa famille libre de vivre au grand jour, sans cette terrible sensation d’un troisième œil qui l’épiait en permanence. En faisant cavalier seul, il ne mettrait plus les siens en danger, il leur rendrait leur vie. Il lui suffisait de passer chez lui réunir quelques affaires avant de s’évaporer dans la nature. Mais l’explosion fut si soudaine, si intense, qu’elle le figea sur place et le coupa dans son élan. Comme en apesanteur, il longea le QG de Quint pour jeter un œil vers la rue et constater qu’à l’endroit même où il avait passé ces derniers mois il ne restait plus qu’une béance poussiéreuse, un trou comblé par des décombres. Tout à coup, il perçut un cri étranglé dont il comprit le sens et se précipita dans le pavillon des fédéraux, où il vit Maggie, hystérique, essayant de se dégager de l’étreinte de Quintiliani qui la maintenait plaquée au sol, une main sur la bouche. Fred se jeta à terre pour l’aider à neutraliser sa femme et l’empêcher de hurler à la mort. Quint put dégager sa main droite pour étourdir Maggie d’un coup derrière la nuque et posa délicatement sa tête sur un coin de tapis. Il quitta un instant la pièce et revint muni d’une trousse de premiers secours, d’où il sortit une boîte métallique qui contenait une seringue. Le temps de faire face, il fallait mettre Maggie à l’abri d’elle-même.