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Sur les voies réservées au fret, à une centaine de mètres, son regard fut attiré par deux silhouettes qui surgissaient entre deux wagons de céréales d’un interminable train qui semblait abandonné là. Des hommes, la quarantaine, habillés sport, manifestement égarés mais pressés de retrouver leur route, s’approchaient à grands pas. Warren décela quelque chose de familier dans leur allure, un ensemble de petits signes, la tête légèrement rentrée dans les épaules, une dégaine voûtée, une étonnante rapidité pourtant, une prestance inexplicable. Quand ils furent assez proches pour qu’il puisse identifier leurs traits, Warren, le cœur battant, reconnut ceux de sa race. L’un était italien, il en aurait mis sa main à couper, et l’autre ne pouvait être qu’un Irlandais de pure souche, un fucking mick, un paddy, un harp, un black Irish. Warren éprouva la même joie que celui qui croise ses semblables en terre étrangère, ce sentiment de fraternité instinctive, ce lien communautaire qui réunit par-delà les frontières ; ces deux-là étaient des homeboys. Il se revit, tout petit, jouant à terre, entre les pieds de ces grands types en costumes sombres qui lui donnaient une tape paternelle sur le crâne. Il les avait pris pour modèles, et aucun autre rêve ne serait plus fort que celui-là. Un jour, il serait l’un des leurs.

Mais le doute coupa court à tant d’enthousiasme : pourquoi ces fantômes du passé ressurgissaient-ils au moment précis où il projetait le film de son avenir ? Pourquoi le New Jersey était-il revenu jusqu’à lui et non l’inverse ? Warren baissa les yeux en réalisant tout à coup que ces types n’avaient pu s’égarer à Cholong-sur-Avre que pour une raison précise qui n’annonçait rien de bon pour les Manzoni.

Nick Bongusto et Joey Wine sortaient de l’école et la récréation était terminée : par téléphone, Matt venait de leur annoncer le fiasco au domicile des Manzoni et de leur donner l’ordre de gagner le minibus, garé en bordure de la place de la Libération. L’affaire s’annonçait plus compliquée que prévu, il allait falloir travailler pour de bon, mériter ses deux millions de dollars. Ils rejoignirent le quai direction Paris, et aperçurent enfin un individu à qui demander leur route, un jeune homme immobile dont le regard rasait le sol. Le jeune Blake avait eu le temps de faire remonter à sa mémoire l’atroce histoire de ce fils de repenti pris en otage par LCN pour empêcher son père de témoigner, lequel avait pourtant fini par parler. Quelques jours plus tard, le FBI avait retrouvé le peu qui restait du gosse au fond d’un bac d’acide. En voyant ces deux types avancer vers lui, Warren ressentit une brûlure au fond des tripes, celle d’une intolérable menace dont il avait entendu parler depuis l’enfance. Celle-là était la base de tout, l’émotion fondatrice, la pierre de touche de tout l’édifice mafieux : la terreur. Il sentit ses tempes prises dans un étau, sa cage thoracique se bloquer, sa nuque se raidir jusqu’à la douleur. Dans ses entrailles en feu, une lame glacée lui perforait le nombril, le vidait de ses forces et lui interdisait tout mouvement ; il ne put retenir un filet d’urine le long de sa jambe. Lui qui, un instant plus tôt, s’imaginait en chef suprême du crime organisé était maintenant prêt à supplier à genoux pour que son père déboule sur le quai et vienne le sauver.

— … Downtown ? lui demanda Joey.

Crispé à l’idée de se trahir, Warren se demanda s’il s’agissait d’un piège. Joey cherchait-il réellement le centre-ville ou attendait-il une confirmation à son intuition ? En cas d’erreur, Warren se voyait déjà projeté sur la voie et réduit en bouillie par le premier train. Il hésita un moment puis répondit d’un signe du bras qui indiquait la bonne direction. Un haut-parleur annonça l’express qui entra en gare, quelques voyageurs en descendirent. Les fantômes avaient disparu.

La peur de la mort venait de marquer son empreinte en lui, plus rien ne serait comme avant. Il se trouva confronté au premier vrai choix de sa vie d’homme : conquérir le Nouveau Monde ou rester près des siens à l’heure de vérité. Le train quitta Cholong en laissant Warren à quai.

* * *

Sur la place de la Libération, au beau milieu d’une foule en liesse, Belle s’accordait un dernier moment d’errance. Elle enviait toutes ces familles qui faisaient valoir leur droit au bonheur. Si seulement elle avait eu la chance de naître chez des déshérités, meurtris par la vie, ou même des fous, hors de toute logique, ou encore des demeurés, privés de la plus petite réflexion sur ce monde. Le sort en avait décidé autrement, elle avait hérité pour père d’un homme capable de coincer les doigts d’un type dans une porte et de réussir à la fermer. Si brillant dans ce genre d’activités, ce même père avait grimpé dans sa hiérarchie au point de diriger tout un territoire, au même titre qu’un maire ou un député, en bien plus redouté encore puisqu’il s’octroyait le droit de vie et de mort sur quiconque se mettait en travers de sa route. Il avait choisi d’obéir aux lois d’un monde parallèle où la stupidité le disputait à l’inhumain. En outre, il avait dénoncé ce même monde parallèle et les avait condamnés, lui et sa descendance, à vivre traqués. À la fois exilée et bannie, Belle n’avait plus sa place sur terre.

Elle répondit à la gaieté ambiante par ses rires, puis se dirigea vers la grande roue dont les trente-six nacelles, pleines, allaient bientôt se vider pour laisser place à d’autres amateurs. Sans se soucier de la partie vraiment concrète de son geste (comment se glisser sous la barre de sûreté ? à quel moment grimper sur le rebord pour sauter du plus haut ? quel sera le point d’impact ?), elle se sentait gagnée par une étrange exaltation. Elle n’aurait droit qu’à un seul passage mais elle réussirait son suicide comme elle réussissait tout. Pour se venger de ce monde cynique, elle allait lui offrir une image suprême de romantisme. Elle s’approcha du guichet, prit son billet, et attendit que la roue s’arrête.

* * *

Furieux de n’avoir pas retrouvé le corps de Giovanni, Matt et son détachement rejoignirent, place de la Libération, les quatre derniers membres de l’équipe. Conseil de guerre. Pour instaurer rapidement un climat de terreur en milieu citadin et sur une population restreinte, Jerry préconisa la technique dite brésilienne, qui consistait à ouvrir le feu sur un bâtiment public, si possible un commissariat ou une mairie, et, comme ils l’avaient fait avec la cabane de pêcheur, d’en cribler les murs jusqu’à voir l’édifice s’effondrer de lui-même. Greg proposa même de tirer une seconde salve de Viper AT-4 pour gagner du temps. Franck et Hector préféraient éviter d’en arriver là, on pouvait encore procéder mano a mano, lancer un appel général à la bonne volonté au lieu de paniquer la foule. Cette satanée fête allait leur faciliter la tâche : on avait croisé le député, le maire, le capitaine de gendarmerie et ses six hommes en tenue, il suffisait maintenant de les neutraliser et de se servir d’eux. Pour le reste de la population, Franck suggéra de s’en tenir à la formule habituelle : deux tiers d’intimidation pour un tiers de corruption afin d’encourager la délation.

Durant cette phase de l’opération, les hommes purent s’exprimer vraiment et atteindre le sommet de leur art. Dans le restaurant Le Daufin, qui donnait sur la place, le maire de Cholong, le député de l’Eure et le capitaine de gendarmerie durent interrompre leur apéritif sur l’injonction de cinq revolvers. Ils crurent d’abord à une sorte de canular jusqu’à ce que Matt leur montre, à travers la devanture, à quoi se réduisaient désormais les forces de l’ordre : six gendarmes assez mal en point qui, sous le joug d’un fusil-mitrailleur MP5 9 mm, avaient déjà accepté leur statut d’otage. À la question « Où va-t-on les stocker ? » Jerry avança en ricanant une idée que Matt, contre toute attente, trouva lumineuse. Sans que nul ne puisse réagir à une situation aussi extravagante, les Cholongeois virent un étrange équipage traverser la fête foraine : les élus et les gendarmes, encadrés manu militari par une poignée de touristes débraillés. Comment imaginer que ces touristes-là étaient capables de vider des cités à coups de batte de base-ball, de prendre possession de quartiers entiers comme le ferait un bataillon de GI, ou encore de contrôler, pour des raisons de sécurité, les allées et venues autour de plusieurs buildings lors d’une réunion au sommet ? Matt demanda qu’on colle le canon d’un 38 Special sur la tempe du propriétaire de la grande roue afin de s’assurer sa coopération. On fit descendre les clients précédents, à peine remis de leurs émotions. Hector et Jerry, hilares, poussèrent chacun des otages dans une nacelle.