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De son côté, en reprenant du service, Fred allait assouvir un vieux fantasme : dégainer dans la bonne conscience, du côté de la loi, sous la bénédiction de l’Oncle Sam. Avec un peu de chance, on le décorerait peut-être. Tout vient à point à qui sait attendre.

* * *

Certains avaient fui pour demander de l’aide dans les bourgs environnants, d’autres s’étaient réunis en ville pour réagir à cet état de siège, mais la plupart des habitants étaient tout bonnement rentrés chez eux pour y allumer télés et radios, et téléphoner tous azimuts. Bien vite, quand il fut clairement établi que, malgré les structures et les moyens de communication, les Cholongeois n’avaient plus grand-chose à attendre des autorités, ils se sentirent, et sans doute pour la première fois, livrés à eux-mêmes.

Dans un café du quartier de la Chapelle, une trentaine d’individus tentaient de faire le point sur la situation et de trouver les moyens de réagir à la menace. Certains essayaient de comprendre, d’autres prônaient la réaction immédiate avant que la situation n’atteigne un point de non-retour.

Dans la salle des fêtes, une centaine d’autres écoutaient la traduction à haute voix de l’article du Times qui relatait le passé de Blake/Manzoni, et tous se sentaient trahis. Un mafieux ! Ils avaient accueilli des truands dans leur communauté, ouvert leur école à des graines de vermine. L’État français devait être complice, ainsi que la CIA et le FBI, Interpol, le Pentagone, l’ONU, et tous ceux-là avaient choisi Cholong-sur-Avre ! Pour couronner le tout, on avait gâché leur fête et mis leurs vies en danger à cause de cette famille maudite. Pendant que le sentiment d’indignation gagnait, une poignée d’hommes formèrent une milice pour débusquer ce salaud-là et le livrer au plus vite à ceux qui le réclamaient.

Quelques cas isolés préférèrent agir seuls, avec le secret espoir de décrocher une prime qui les mettrait à l’abri pour longtemps.

On assista çà et là à quelques dérapages individuels apparemment sans importance. Certains virent dans ce climat de révolution comme une faille temporelle et trouvèrent rapidement un moyen de profiter de la situation. L’urgence, la menace et le danger venaient de cristalliser les vieilles rancœurs ; c’était le moment ou jamais d’assouvir une vengeance personnelle.

Cette terrible sensation d’impuissance face à la violence d’un occupant réveilla les plus sombres souvenirs chez les anciens. Certains prononcèrent le mot « guerre ».

Une guerre que personne n’aurait pu prévoir, quand, dans la petite bourgade de Cholong-sur-Avre, la veille encore, on se faisait une certaine idée de la douceur de vivre. Une ville de sept mille habitants, semblable en tout point à la ville voisine, touchée au hasard de l’histoire mais jamais trop fort, évoluant à travers les âges mais jamais trop vite. Ni meilleurs ni pires que d’autres, ses habitants avaient à la fois l’esprit de clocher et le rêve d’un ailleurs. À en croire les statistiques, ils respectaient tous les quotas démographiques, les normes saisonnières, l’ensemble des moyennes nationales, et un sociologue, au risque de périr d’ennui, aurait pu utiliser Cholong comme base de données pour créer l’archétype même de la ville de province. Et tout aurait pu se dérouler ainsi jusqu’à la fin des temps si les Cholongeois ne s’étaient retrouvés mêlés à une guerre qu’ils n’avaient pas déclenchée.

Avoir vécu ce que je vais raconter ne m’aidera pas.

Mais si je ne l’avais pas vécu, je n’aurais pas su l’imaginer.

Il y a sûrement des choses qu’on ne peut pas inventer et d’autres qu’on ne peut pas décrire si on n’était pas présent. Si on n’a pas ressenti dans les tripes ce qui s’est passé. Quint est obligé de la boucler, à cause du secret professionnel. La version qu’il a fourguée à tout le monde, je suis bien le seul à savoir ce qu’elle a de vrai et de faux, d’arrangé. Hormis lui, il n’y a pas d’autre témoin que moi.

Ça a été plus fort que moi. Il a fallu que je me remette devant une page blanche et que je dise ce qui s’est réellement passé, même si personne ne lit jamais ces lignes. Avant de me prendre pour un fou, toi lecteur, laisse-moi te raconter comment Quint et moi, on a essayé de remettre de l’ordre dans cette ville.

D’abord, imagine-toi pactiser avec ton pire ennemi pour venir à bout de ton propre frère. Moi, Giovanni Manzoni, faire équipe avec l’homme que j’ai vu tant de fois crever dans mes rêves ? Quand j’y repense, bien après les événements, ça me lève encore le cœur. Je vais essayer de me débarrasser de toutes les insultes qui me viennent quand je dois mentionner ce putain de flic (la tentation est grande mais il faut éviter les répétitions). Je vais juste l’appeler par son nom, Tom Quint, Tomaso Quintiliani dans sa version originale. Un jour on me donnera l’ordre de changer tous les noms de cette histoire, mais d’ici là…

Si encore ce type avait été un produit de mon imagination. Un personnage de fiction. Je lui aurais fait faire et dire tout ce que je voulais. Ça m’aurait vengé de ce qu’il m’a fait subir depuis le temps. Mais Tom est bien réel. On ne peut pas prévoir ses réactions, on ne peut pas savoir ce qui le fait avancer. Tom est un justicier. Vous imaginez ? Pas le brave flic qui participe à la vie de quartier, humain, faillible (je le sais, j’en ai fait tomber plus d’un). Lui est d’une autre race. Ça paraît dingue mais de nos jours on trouve encore des redresseurs de torts. Tom est le pire des flics, parce qu’il est le meilleur. Quatre ans, il avait mis, pas un jour de moins avant de m’enchrister pour de bon, mais il avait fini par y arriver. Ces gars du Bureau ne peuvent pas avoir une vie comme tout le monde. S’amuser avec quelques dollars en poche. Emmener leurs mômes au cinéma. S’occuper de leur femme, qui s’emmerde quelque part. Au lieu de ça, dès le réveil, leur première pensée est pour le type qu’ils traquent. Durant la journée ils prononcent cent fois son nom. Le voir entre quatre murs serait comme le couronnement de leur vie. Comme si des buts dans la vie, y en avait pas de plus remarquables. À se demander s’ils sont vraiment humains, avec leurs lunettes noires pour qu’on ne sache jamais où ils regardent. Et leur oreillette ? Je me suis toujours demandé ce qu’ils entendaient dans ce truc-là. Une conscience supérieure que nous autres on n’entendrait pas ?

Non, personne ne sait comment fonctionne un Quint. Mais lui prétend savoir comment fonctionne un Manzoni. J’ai l’air transparent face à Tom Quint. Pour me coincer il avait dû anticiper mes gestes comme s’il avait lu dans mes pensées. À en croire les fédéraux, un type comme moi, c’est prévisible, c’est limité, et des mots bien plus ricanants.

Je préfère qu’il garde ses lunettes quand il me parle. Les rares moments où il les enlève, je ne supporte pas de me voir à travers ses yeux. J’y vois de ces trucs… comment dire ?… dans les meilleurs jours, je suis un psychopathe. Mais la plupart du temps, je suis un animal. Il me regarde comme on regarde un animal. Un saurien, une espèce disparue, une créature qu’on ne verrait plus que dans les crises de delirium. Au lieu de m’en foutre, ça me met en colère. Je ne sais pas d’où vient cette colère et je ne sais pas comment la faire passer. Alors je la garde en moi. Elle me fait peur comme seule la vérité fait peur.

La tête qu’il a fait quand je lui ai annoncé que j’écrivais ! Entre mépris et moquerie, le mot doit exister. “Vous, Fred… ?” Il m’aurait craché à la figure, j’aurais préféré. Moi, écrire ? Giovanni Manzoni ? Comment j’avais pu ? Raconter ma vie ? C’était un projet ignoble ! Tout le monde semblait d’accord, même ma famille. Pourquoi ça les mettait dans un état pareil, tous ? Je ne demandais rien à personne. Je ne faisais pas de mal. Je disparaissais dans ma véranda. Ils n’avaient plus à redouter les conneries dont je suis capable. Au lieu de me foutre la paix, si vous aviez vu… Mes gosses se moquaient de moi et Livia, ça la rendait nerveuse, elle m’engueulait comme jamais avant. Quint avait vendu la mèche à ses chefs. J’en ai provoqué, des angoisses. Mais j’ai continué, malgré toute cette mauvaise foi. Vous savez quand j’ai vraiment compris que je commettais une horreur en voulant raconter mes souvenirs ? C’est quand on leur a tiré dessus au bazooka.