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Traumatisé, j’étais. Si je ne l’avais pas vu de mes yeux, je n’aurais jamais cru une catastrophe pareille. Et même quand on le voit, qu’on a la scène sous ses yeux, qu’on entend tout, on refuse d’y croire. Les yeux voient, mais la tête n’accepte pas. L’histoire de ma vie qui part en fumée. Quand un truc comme ça vous arrive, vous vous mettez à gamberger. Vous cherchez des signes. Vous cherchez à vous raccrocher à un sens. Il le faut, sinon on devient dingue. En écrivant ma vie, j’avais déclenché des puissances occultes. J’avais irrité les dieux, comme à l’époque des Grecs et des Romains. Mon histoire ne devait pas être racontée ? C’est peut-être ça. Mes Mémoires devaient rester suspendus au-dessus de ma tête. Une manière de me dire : Giovanni, ça intéressait qui, ta vérité ? Qui s’en fout bien, de ta vie ? Ce que tu racontais, c’était des mœurs d’une autre époque, ça ne parlait pas aux gens. Tu es une espèce en voie de disparition, et après toi s’éteindra ta race. De toute façon, qui aurait été assez bête pour croire à une seule de tes journées passée dans le New Jersey ? Même Livia ne se doute pas. Seul Quint pourrait attester, et encore. Personne d’autre m’aurait cru. Fallait que ça passe à la trappe, tout ça. Finalement, c’était peut-être une chance.

Un jour, peut-être, quand tout sera tassé, on me laissera le droit de publier ces pages, avec le mot “roman” sur un coin de couverture, et le tour sera joué. Je changerai tout, les lieux, les noms, les époques, tout sauf la vérité. Personne ne s’apercevra de rien, on ne doutera de rien, ça ne déclenchera pas de catastrophes, le lecteur se dira “C’est du roman”, et il oubliera l’histoire à peine il aura refermé le bouquin. Moi-même, je n’ai déjà plus envie qu’on me croie. J’ai juste envie de raconter, comme si j’imaginais à chaque page la suite, et la suite de la suite, et ainsi de suite, jusqu’au bout. Un roman, nom de Dieu. Avec ses bonnes âmes et ses affreux. Ses bonheurs et ses misères. Il suffit de dire que c’est de la fiction. Plus besoin de se forcer à être sérieux, à croire que ce qu’on dit est important. Pas besoin de faire le malin. Juste raconter la suite. La suite, la vie m’avait appris à l’attendre. Il se passait tellement de trucs d’une année à l’autre, parfois d’une heure à l’autre. En attendant le mot FIN, il pouvait s’en passer, des trucs, bons et mauvais, des trucs qui semblaient bons mais qui se compliquaient, et des emmerdements qui me faisaient avancer, comment s’y retrouver, fallait attendre la suite.

Quint et moi, on avait décidé de se les faire, ces exécuteurs qui arrivaient de Newark. Newark ! Quels fous ils avaient été de quitter le paradis perdu des vauriens… Un monde meilleur où tout est permis. Rien que des longues rues grises, des petits blocs en enfilade, des trous inexplicables. Une vraie mâchoire de petit vieux. Fallait se lever de bonne heure pour trouver une âme à tout ça même quand on y était né. Et pourtant tout y était plus vrai qu’ailleurs. Les amitiés à la vie à la mort. Le goût de la pasta. Les pièges cachés dans les mots. Et l’ardeur des femmes ! Même le rouge du sang était plus rouge. Celui qui n’a pas connu Newark vivra comme un fauve né dans un zoo.

Dieu a créé la tentation ? Le Diable a créé l’enfer ? L’homme a créé Newark. Et quand on vous chasse de là, le reste du monde ressemble à un trou.

Quels fous ils avaient été de partir de là-bas pour venir me rectifier. Je devrais dire : me faire la peau. Dans le vrai sens du terme. Don Mimino, leur Saint Patron, qui croupissait à Rykers, leur avait demandé de me dépecer pour faire avec ma couenne un vanity-case pratique en voyage. Mais comme le vieux n’était pas près de revoyager, il avait changé d’avis finalement, et comme il s’était mis à lire, et des vieilleries, il avait pensé à des reliures de livres anciens (il paraît que du fond de sa taule Don Mimino s’était attaqué à Shakespeare, tout lire, tout comprendre, et tout recommencer, jusqu’à en venir à bout, jusqu’à vider ses vers de leur jus, il a l’éternité pour ça). Alors quoi de plus palpitant que la lecture de Hamlet en sentant sous ses doigts la peau tannée de celui qui s’est acharné à vous perdre ? Don n’avait pas lésiné sur les moyens, les familles des Five Boroughs avaient envoyé leurs meilleurs, que des types triés sur le volet, des épées, chacun dans sa spécialité, et moi, je me sentais flatté d’avoir réuni tous ces talents.

— Combien sont-ils, à votre avis ? m’a demandé Quint.

— Quelque chose entre les sept mercenaires et les douze salopards.

Lui et moi, bras dessus bras dessous dans les rues de Cholong, fallait le voir pour le croire (à ce propos, je voudrais faire une parenthèse, j’ai toujours trouvé imprononçable le nom de Cholong, surtout pour un Américain comme moi, je vais donc rebaptiser la ville So Long). Tom cachait son arsenal sous un long imperméable mal serré à la ceinture à cause d’un fusil-mitrailleur plaqué sur son abdomen. Si vous aviez vu sa tête de conspirateur ! Son souci de paraître discret quand il portait en bandoulière un fusil à longue portée de six kilos cinq dans sa housse, un sniper rifle, le genre de truc dont la forme passe difficilement pour autre chose qu’un sniper rifle de six kilos cinq.

— Il devient urgent de mettre au point un plan, Fred.

— Un plan ? Je ne vois pas d’autre plan que : tirez à vue, et tirez bien.

— Je me demande si je ne fais pas une énorme connerie en restant à vos côtés. Passez par le quartier de la Chapelle, moi je prends par le square, on se retrouve dans une demi-heure derrière la mairie.

— Permettez-moi de vous donner un conseil qu’on ne vous apprend pas à Quantico. Si vous en tuez un, retuez-le une seconde fois. Au début, ça fait bizarre de tirer sur un cadavre, mais on ne se doute pas à quel point ça peut se révéler utile.

Il s’est éloigné et j’ai poussé un soupir de soulagement. Pour la première fois depuis longtemps il me laissait seul. Hors de son contrôle. Et armé comme un pistolero ! Oublié, Fred Blake, je redevenais Gianni, le seul vrai moi. Giovanni Manzoni ! Je l’aurais crié dans la rue si j’avais pu. L’attente avait été pénible. Mais jamais résignée. Chaque minute de ces six années, je m’étais vu tout recommencer comme avant. Ça m’avait aidé à tenir, l’espoir qu’un jour je retrouverais ma vraie vie. Et ce jour était enfin arrivé.

Parce que la vie des gens, des vrais gens de tous les jours, c’est un truc au-dessus de mes forces. Un mystère, pour moi, la vie quotidienne des gens quotidiens, comment ça fonctionne dans leur tête et dans leur cœur. Comment peuvent-ils faire confiance à ce monde auquel ils sont obligés d’obéir ? Comment font les honnêtes gens ? Comment peuvent-ils vivre en se sentant si vulnérables ? Qu’est-ce que ça fait d’être une victime ? Victime de son voisin, du monde en marche ou de la raison d’État ? Comment accepter une telle idée, s’en accommoder le restant de ses jours ? Comment font les honnêtes gens quand on leur fait comprendre qu’ils se battent contre des moulins ? Qu’ils n’ont aucune chance de soulever des montagnes ?