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Tu n’es protégé par rien, petit homme. Tu le crois, mais tu te trompes. Personne ne t’a jamais dit que tu n’étais qu’un fétu de paille à la merci de pourris dans mon genre ? Et nous sommes si nombreux à vouloir te nuire, même des gens très bien, du bon côté de la barrière, mais pour qui tu ne représentes rien, sinon un manque à gagner. J’ai de la peine pour toi, sincèrement. Avant, je ne me doutais pas de ton calvaire. Je ne soupçonnais pas la quantité de misères qu’on te fait subir. Et pourtant, Dieu sait si tu y mets de la bonne volonté, je t’ai vu faire. Tu gardes ta foi en l’humain, tu essaies d’arranger les choses, de faire selon tes moyens. Et tes efforts vont être ruinés par tous ceux qui s’en foutent bien, de ta foi en l’humanité. Et si par malheur tu te mets à pleurer, qui voudra t’écouter ? Qui va se faire de la bile pour toi et ta petite famille ? Tu vas t’entendre dire que tout le monde a ses soucis, et de bien pires que les tiens. Alors tu rentres la tête dans les épaules et tu avances, honnête homme, parce que tu es un petit soldat, et qu’il faut tenir. Jusqu’à la prochaine fois.

Moi aussi, j’ai essayé. Pas pu. Jamais eu ce courage-là.

La tête pleine de toutes ces questions, c’est en tournant un coin de rue que je me suis retrouvé nez à nez avec un de ces sbires prêts à me descendre. Et celui-là, je l’avais bien connu. Adolescents, on était inséparables. On en avait mis, des têtes au carré, Nick et moi. Parfois on ne se quittait pas quarante-huit heures d’affilée. On se sauvait mutuellement la vie quand on s’égarait sur le territoire d’une bande rivale. À la longue, ça avait créé des liens.

En me voyant, Nick n’avait pas eu le temps d’empoigner son arme, moi non plus : la surprise. Alors, on s’est souri, on s’est salués, et t’as bonne mine, et qu’est-ce que tu deviens, et comment ça va depuis le temps, et chacun attendait une toute petite seconde pour saisir son pétard, et cette seconde-là n’arrivait pas. Les boxeurs appellent ça la “vista” (c’est la vista qui les autorise à prendre un risque ou pas) et là, face à face, ni lui ni moi on ne se risquait à baisser la garde. Mais le plus drôle, pendant notre petit bavardage, ça a été ce moment de sincérité. On s’est souvenus d’un secret qui nous liait.

On avait vingt ans, on en voulait. Féroces comme des dobermans, et ambitieux, ah ça, on était prêts à faire tourner la terre à l’envers. Mais en attendant, on faisait les courses pour le caïd du clan Polsinelli, toutes les basses besognes. Cette fois-là, on nous avait chargés de retrouver la trace d’un bookmaker qui avait taillé la route avec vingt-cinq pour cent des gains qui revenaient au capo (depuis trois ans, ça en faisait, de la graine). Le truc dingue, c’est que ce petit bonhomme-là était allé se planquer chez ses parents ! Nick et moi, on n’y croyait pas ! Même le plus crétin de tous n’aurait pas eu une idée aussi débile. C’était un petit pavillon dans un bled du comté de Mercer, à juste deux heures de route du dépôt de taxis qui servait de QG au clan Polsinelli. Le plus incroyable, c’est que quand Nick et moi on avait déboulé pour le rectifier, c’était ses parents retraités qui nous avaient accueillis et qui nous avaient proposé de patienter en attendant que le petit rentre d’une course en ville. Pris de court, Nick et moi, on s’était laissé servir du café et des biscuits, et les petits vieux étaient très heureux de recevoir les amis de leur fils, de raconter plein de trucs sur son enfance, et tout ça. Alors forcément, quand l’autre a déboulé, plus personne n’a su quoi faire. Le fils a tout de suite compris pourquoi ces deux types l’attendaient, assis dans ce canapé. Et Nick avait bien manœuvré, je dois le reconnaître, il avait embrassé le gars comme du bon pain, moi j’en avais fait autant, il s’était laissé faire, et les parents étaient contents d’assister à ces retrouvailles entre amis. Nick avait proposé d’aller boire un verre en ville, et le gars était monté dans la voiture sans faire d’histoires. Il avait dit au revoir à ses parents, en retenant ses larmes, et la mère avait même trouvé ça bizarre que son fils la prenne dans ses bras juste avant d’aller prendre un café au coin de la rue. Dans la voiture le gars n’avait même pas cherché à nous supplier ou à dire qu’il allait rembourser, il savait bien que c’était trop tard. Assis sur le siège passager, pas fier, j’avais regardé vers Nick qui n’en menait pas large non plus. C’était les petits vieux qu’avaient tout foutu par terre avec leurs biscuits rassis. Fallait voir le regard de la mère, contente que son fils ait des amis bien habillés, et polis. Comment on allait faire maintenant ?

— Descends. On t’a pas vu.

— … ?

— Descends avant qu’on change d’avis, trou du cul.

Je lui ai fait un descriptif précis de ce qu’on lui ferait subir s’il s’avisait de faire parler de lui ou même de se repointer dans ses anciens quartiers. Sur le chemin du retour, Nick et moi, on était restés silencieux, liés désormais par un secret jusqu’au jour de notre mort.

Et c’était précisément ce jour-là que l’un de nous deux vivait dans cette rue de So Long, bien des années plus tard. On savait tous les deux que l’un de nous allait y passer. Ça nous avait fait du bien de reparler de cette histoire qu’on était les seuls, hormis le miraculé, à connaître. On s’est demandé ce qu’il avait bien pu devenir, celui-là, et on s’est mis à rire, et c’est là que j’ai vu une toute petite faille de moins d’une seconde, cette seconde qu’on attendait tous les deux, juste de quoi empoigner mon arme et fumer la tête de Nick.

En voyant son corps à terre, je me suis posé des questions sur l’amitié. Le sens de l’amitié chez les affranchis est-il si différent de celui des gens comme les autres ? Si elle doit se terminer un jour, toute réelle amitié peut-elle se terminer autrement que dans le sang ?

Pendant ce temps-là, Tom se planquait au dernier étage d’un immeuble. Bon, je retire “se planquait”, il ne se planquait pas. Il vivait un vieux rêve : regarder le monde à travers la lunette de son fusil.

Si, tout gosse, on lui avait demandé ce qu’il voulait faire plus tard, il aurait répondu “sniper” sans réfléchir.

Le tir embusqué, pour lui, c’était bien autre chose que le meurtre sale et crapuleux. Le crime avec des odeurs et des bruits. Ça c’était bon pour des animaux comme nous, il pensait. Lui, Tom Quintiliani, était bien au-dessus de ça, et c’est le cas de le dire : il avait cherché le point le plus haut du centre-ville (à part cette espèce de tourelle au-dessus de l’église dans laquelle il avait essayé d’entrer, il me l’a avoué plus tard, aucun respect…). Sur sa terrasse, il lui suffisait de pivoter sur lui-même pour retrouver dans sa ligne de mire les différents quartiers de So Long. Tous si proches à travers la lunette. À portée de main. Des écrans de surveillance ne lui auraient pas restitué des images aussi nettes.

Le tir embusqué, c’était de la métaphysique, d’après lui. Silence. Temps. Distance. Concentration. Gamberge. Le tir embusqué, c’était un regard. Le sniper, c’était la mort en personne qui frappe au moment le plus inattendu. De si loin. Invisible. Comme Dieu en personne. Sensation d’être partout à la fois. Il avait raison sur un point : suffisait d’attendre pour être récompensé. Au-delà de ses espérances.

Sous la grande halle située à la pointe nord, Julio Guzman et Paul Gizzi avaient interrompu leur patrouille pour boire à la fontaine publique.

Exactement à l’opposé, à deux kilomètres au sud, Franck Rosello dépliait une carte de la ville sur le banc d’un square en face de la mairie. Pour un sniper d’occasion comme Tom, c’était un honneur d’avoir dans son réticule une légende vivante pour tous les sharp shooters du monde.