Mais la plus proche de toutes ses cibles, c’était Greg Sanfelice, installé dans une nacelle de la grande roue qui veillait sur ses otages comme une mère poule.
Tom s’était demandé lequel choisir. Un vrai sniper ne se serait jamais posé la question.
Après avoir bu à la fontaine, Paul Gizzi s’était poussé pour laisser la place à Julio Guzman. Qui gisait déjà au sol. Il avait glissé en silence comme une feuille morte. Tom avait visé le cœur.
Une seconde plus tard, Franck Rosello s’affaissait sur son banc. Sans avoir vu la mort en face, comme les victimes de ses propres tirs. À chaque fois qu’il pressait la détente, il se disait que lui aussi aurait aimé finir comme ça. Frappé sans l’avoir vu venir. Sans peur et sans regret. Un vœu que Tom venait d’exaucer.
Le bras de Franck venait à peine de toucher la pelouse que la tête de Greg explosait dans les airs. Tir rapproché sur cible mouvante. Tom venait de gagner sa place au panthéon des tireurs d’élite.
Après un moment de fierté, une sorte d’angoisse l’a pris aux tripes. Une trouille qu’il a eu du mal à me décrire plus tard (ses mains qui tremblent à tel point qu’on ne sait plus comment les arrêter sauf en s’asseyant dessus, je ne plaisante pas). Il n’en était pas à son premier macchabée, Tom, c’était pas ça. Mais avoir fait tomber trois hommes en même temps dans trois lieux différents, c’était “surnaturel”, c’est le mot qu’il avait employé. Il en voulait, de la métaphysique, ce con, il en a eu. N’empêche, en redescendant de son perchoir, il s’était juré de ne plus jamais toucher à un fusil à lunette de toute sa vie.
On s’est rejoints au point de rendez-vous. Il m’a proposé de nous débarrasser de Paul Gizzi, resté seul dans le quartier de la grande halle. La manœuvre simple : un qui sert d’appât, l’autre qui prend le gars en tenaille, ça n’a pas traîné (sauf pour savoir lequel de nous deux ferait la chèvre, Quint et sa mauvaise foi…). Je n’avais jamais rencontré Paul Gizzi avant. Quand je lui ai tiré une balle dans le cervelet, j’ai regretté de ne pas avoir le temps de faire connaissance, de ne pas pouvoir lui rendre hommage pour sa fameuse “passe de Gizzi”.
Une bonne dizaine d’années de ça. Une fin d’après-midi d’hiver. Gizzi avait plongé le quartier des affaires de San Francisco dans un black-out de quatre heures. Panique générale, quatre heures pour opérer, résultat : il avait vidé trois banques d’au moins soixante pour cent de leurs fonds en liquide. Tous les membres de son équipe avaient accepté de ne partager le butin qu’un an plus tard. Pas un seul ne s’était vanté du coup. Aucun ne s’est jamais fait prendre. Il est là, le secret : fermer sa gueule. J’aurais bien aimé lui poser mille questions sur la logistique de toute l’opération, lui faire avouer ses secrets.
C’est ça, mon plus gros défaut. Je préfère l’envers du décor au spectacle lui-même. Je supporte mal de ne pas connaître les trucs et les ficelles. Un soir, à Las Vegas, avec d’autres affranchis, on avait assisté au plus grand show de magie sur terre. Le type sur scène apparaissait et disparaissait, volait dans les airs, et tout le monde était émerveillé par le génie de l’illusionniste. Mort de curiosité, j’étais, comme les autres. Mais moi, je n’avais pas pu résister. Pendant la suite du spectacle, j’avais réussi à me glisser dans les loges et à faire taire tous les gardes du corps qui avaient voulu jouer les gardes du corps. J’étais entré dans la loge du magicien pour lui faire avouer comment il devenait invisible devant cent personnes. Le type avait d’abord cru à une plaisanterie, puis il avait invoqué une sorte de code d’honneur des magiciens qui ne dévoilaient jamais leurs trucs, et c’est seulement quand je lui avais proposé de lui faire des tours de passe-passe bien à moi (comment faire disparaître un corps de magicien dans le désert du Nevada, comment lui faire sauter toutes ses dents d’une seule main, comment l’enfermer dans une malle avec un crotale, etc.) que le plus grand magicien du monde avait tout balancé. Et aujourd’hui, à deux pas de la fontaine de la grande halle de So Long, je n’avais pas eu le temps de dire à Paul : “J’aime beaucoup ce que vous faites !”, de lui dire à quel point son travail avait été une référence pour nous tous, de lui avouer toute mon admiration, parce que l’heure tournait et qu’il fallait se débarrasser de ces gars-là sans avoir à évoquer chaque fois le bon vieux temps. Personne ne saurait comment Paul avait réussi son “Gizzi’s move”, sa botte de Nevers à lui. Il emporterait son secret dans la tombe.
Parce que dans le crime, comme partout ailleurs, les champions forcent le respect. Les gens aiment les exploits, c’est bien la dernière chose qui les fasse rêver. Qu’importe la discipline pourvu qu’on ait l’excellence. Chacun de ces voyous qui voulaient ma mort aurait mérité un bouquin entier qui racontait sa vie et analysait son œuvre. Ils poussaient toujours plus loin la performance, reculaient les limites du surpassement. Moi, par exemple, j’avais toujours dans mon portefeuille une photo de John Dillinger, la seule vraie figure des années trente, même Baby Face Nelson et les membres du gang Barrow, malgré tout le respect que je leur dois, ne lui arrivaient pas à la cheville. C’était le règne des artistes et des poètes, des idéalistes. Dillinger avait le respect de la vie humaine et supportait mal de laisser derrière lui des victimes innocentes. À cette époque-là, un loup ne tuait guère qu’un loup, ça ne concernait pas les moutons, qui, au pire, étaient juste bons à être tondus.
Parce que, à dire la vérité, en matière de crime, je ne déteste rien tant que l’amateurisme. Le crime appartient aux criminels. Les tueurs patentés sont les seuls que je respecte. Les autres, les assassins occasionnels, les délinquants attardés, les vengeurs de causes perdues, les massacreurs azimutés, les terroristes illuminés, les surineurs va de la gueule, les gangsters au petit pied, tous ceux qui ne sont ni formés ni habilités à tailler dans le vif, tous ceux-là ne méritent que mon mépris. Laissez tirer les tireurs, nom de Dieu, et faites-vous une petite vie sur mesure, vous verrez comme, à la longue, vous y gagnerez. Arrêtez de faire chier votre prochain, vous ne savez pas faire, et si d’aventure vous prend l’envie de jouer les caïds, vous le paierez toute votre vie. Le crime, le vrai, c’est une vocation. Lui consacrer une vie entière coûte le prix fort. Un prix que peu d’hommes sont prêts à payer.
Tom Quint, le prédateur du côté de la loi, ne dit rien d’autre : laissez-nous travailler en paix, vous autres jeunes cons tentés par la carrière. Laissez les grands jouer dans leur cour et rentrez chez vous. Vos familles vont vous pleurer, et vous ferez sous vous quand la justice des hommes sonnera. Et celle de Dieu ne vous fera pas plus de cadeaux, il déteste les bricoleurs.
Lui et moi, on s’était décidés à remonter vers la place de la Libération pour frapper à la tête, Matt Gallone, désorganiser le reste de la troupe. Manque de chance, à peine le temps de trouver une idée, c’est nous, Tom et moi, qui nous sommes fait serrer comme des bleus. Pas moyen de se retourner, de négocier, rien. Quand vous entendez une rafale de fusil-mitrailleur et qu’un type vous ordonne de vous mettre à genoux, eh bien vous vous mettez à genoux, surtout quand on ne sait pas exactement d’où il sort, ni qui c’est, un flic ou un tueur, on se met à genoux et on met les mains sur la tête sans qu’on vous le demande. On avait l’air fin, tous les deux, côte à côte, sur le trottoir, sur le point d’être exécutés sans même avoir eu le temps de voir celui qui allait s’en charger (il me semblait avoir reconnu la voix de Jerry Wine, mais je n’ai pas eu le cran de lui demander). Sans avoir le temps de rien, de dire un bon mot, d’émettre un dernier souhait, de faire une prière, d’insulter son assassin, d’avoir une pensée pour un proche, rien du tout. Tom et moi on a jeté nos armes à terre en attendant une mort propre et rapide.