La suite ? Une rafale qui ne nous était pas destinée. Tout surpris d’être encore en vie, on a entendu des hurlements, et on s’est retournés pour voir Jerry Wine et Guy Barber, les jambes criblées, se tordre de douleur à terre. Celui qui venait de tirer était un petit bonhomme de quatorze ans que je n’ai pas reconnu tout de suite.
Comme tous les mômes, il avait grandi sans que je m’en rende compte. Quand il était haut comme ça et qu’il savait à peine parler, dans son regard il y avait tellement d’admiration pour moi, son vaurien de père. Une admiration qui n’avait rien à voir avec toutes celles que je connaissais déjà. Celle des tueurs. Celle des courtisans. Et même celle des inconnus dans la rue. Des admirations mêlées d’autres choses, de trouille avant tout, mais aussi de convoitise et de jalousie, car tous avaient une bonne raison de m’admirer ou de me craindre. Tous sauf cette petite créature qui s’accrochait à ma jambe et la serrait fort comme si j’étais un géant. Dans cette admiration-là, je sentais de l’amour pur. Je repense aujourd’hui à l’ingéniosité de Warren quand il se mettait en tête de me faire plaisir. Pendant les parties de Monopoly, il me glissait des billets sous la table quand j’étais endetté. Sa sœur aînée ne comprenait pas pourquoi il faisait ça, “C’est qu’un jeu”, elle disait, mais le petit n’en démordait pas, il fallait que son père gagne, un point c’est tout. Et plus j’étais moi-même, avec tous les défauts que me reprochait sa mère, et plus il m’aimait d’être exactement moi-même. Pour lui, j’étais une perfection de père, et tout, autour de moi, était exceptionnel. Et puis un jour, sans que je comprenne pourquoi, cette confiance dans son regard avait disparu.
Je lui ai demandé où il avait trouvé le fusil-mitrailleur, il m’a répondu : “Près du cadavre de Julio Guzman, devant la fontaine.” En voyant que Quint allait régler leur compte à Jerry Wine et Guy Barber, j’ai pris le gosse par l’épaule pour lui éviter d’assister à une exécution sommaire. À peine tourné le coin de la rue, on s’est tombés dans les bras l’un de l’autre.
C’était bon de se parler à nouveau, de se laisser aller à des effusions.
Je me suis dit : à quoi bon contrarier sa vocation si son destin est de retourner là-bas et de reconquérir le royaume ? D’ériger à nouveau le totem de notre clan. Personne n’avait plus à s’y opposer.
Là où j’avais failli, mon fils allait peut-être réussir.
Mon rôle de père : lui éviter les obstacles à venir. Le faire profiter de mon expérience.
J’avais un train de retard. Non, Warren n’était pas un héritier. Pas l’héritier de cette barbarie, il avait utilisé le mot plusieurs fois. Il s’en était rendu compte une heure plus tôt, à la gare de So Long. Je n’ai pas réussi à savoir si ça le rendait triste ou s’il se sentait délivré. En tout cas, il parlait sans colère.
Ce qu’il venait de vivre l’avait fait vieillir d’un coup. Il avait pris dix ans en quelques secondes. Je ne sais pas si c’est ça, devenir adulte, mais il m’a posé la pire question que je pouvais imaginer : il m’a demandé si un jour le monde réussirait à se débarrasser de types comme moi. Si son monde à lui, celui dans lequel il allait devenir adulte, et peut-être père lui-même, si ce monde-là avait une seule chance d’exister.
Tous ceux qui ont été pères ont connu ça. Le jour où votre gosse remet en question tout ce que vous êtes. Vous vous dites que c’est une crise d’adolescence et qu’avec l’âge il comprendra. La différence, c’est que moi, je savais que Warren ne reviendrait plus.
Il avait posé une question, s’agissait de répondre, c’était peut-être la dernière fois qu’il m’écouterait. J’ai été tenté de mentir. De le rassurer comme un père. Mais par respect pour l’homme qu’il devenait, j’ai préféré dire ce que j’avais sur le cœur : “Non, mon fils, le monde ne se débarrassera jamais de types comme moi. Parce qu’à chaque nouvelle loi il y aura toujours un malin pour vouloir la violer. Et tant qu’il y aura une norme, il y aura ceux qui rêveront de la marge. Et tant qu’il y aura des vices, on trouvera des hommes pour en pousser d’autres à les satisfaire. Mais dans des milliers d’années, qui sait ?”
Tom était gêné de troubler ce tête-à-tête. Il m’a fait comprendre qu’on avait encore du pain sur la planche. Warren et moi on a échangé une poignée de main. Le genre viril. Il m’a dit que plus jamais il ne toucherait à une arme, mais qu’il ne regrettait pas de l’avoir fait, une fois pour toutes, et pas uniquement pour me sauver, mais en quelque sorte pour me rendre à la vie, et donc s’acquitter de cette dette que les fils ont envers ceux qui les ont mis au monde. C’était comme un solde de tout compte. Il pouvait désormais vivre sa vie d’homme sans rien traîner derrière lui qui l’aurait empêché d’avancer.
Et la suite ?
Que dire de la suite ?
C’était comme si la suite avait redonné tout son sens au mot “barbarie” tel qu’il venait d’être prononcé. Tom et moi on avait décidé de se séparer à nouveau. Et en essayant de remonter vers la place de la Libération, je m’étais retrouvé seul dans un bar vide, aux prises avec Hector Sosa, que j’ai dû affronter à mains nues, et croyez-moi que si j’avais pu m’en débarrasser avec deux pruneaux, je n’aurais pas demandé mieux. Une bagarre, c’était ce qui pouvait m’arriver de pire parce que Hector n’aimait rien tant qu’écraser des nez contre ses phalanges. Tout y est passé, dans ce foutu rade, les bouteilles fracassées sur le crâne, les chaises et même les tables. Seule une guerre des gangs aurait pu provoquer des dégâts pareils, mais non. On n’était que deux. Tous les coups bas étaient permis. Moi aussi j’aimais l’affrontement direct, sans armes, rien qu’avec mes poings. J’avais trop longtemps retenu ma furia (celle que je réservais à l’époque aux mauvais payeurs, ceux qu’il fallait dérouiller mais laisser en vie si on espérait un jour se rembourser). À dire la vérité, au début je me suis précipité dans cette bagarre avec la rage, mais une rage qui faisait du bien, qui défoulait, c’était de la relaxation, du yoga, du zen, de la thalasso. De quoi vous libérer de tout un tas de rancœurs et de choses pas réglées. On n’avait rien trouvé de mieux pour un gars comme moi. Et malgré ça, très vite j’en ai eu marre. J’en prenais plein la gueule et ça avait assez duré, cette bagarre de saloon. L’autre, en face, était increvable. Son passé de garde du corps de boxeurs avait dû lui durcir la couenne, à cet enfoiré. Pas moyen de le mettre KO une bonne fois pour toutes.
Mais au bout du compte, il y en a toujours un qui reste debout et l’autre non, c’est comme ça. Est-ce que l’un a plus à perdre que l’autre ? C’est la seule explication que j’ai. Hector, entre deux traînées de sang qui lui couvraient les yeux, m’a regardé. Éberlué. Lui qui avait à son tableau de chasse des poids moyens et lourds, il ne comprenait pas comment ce Manzoni tenait toujours debout. Ça dépassait ce qu’il était capable d’encaisser. Il s’est affaissé au sol après avoir reçu une chaise de plein fouet. Et il a sombré dans une inconscience qui semblait devoir durer à jamais.
De son côté, Tom Quint s’était débarrassé de Joey Wine, le frère de Jerry, sans trop s’emmerder. J’aurais bien fait l’échange. Le problème de Joey, c’était son vice, et son vice, c’était les banques. Il ne savait pas résister à une banque. Et un vice auquel on ne sait pas résister, malgré les alarmes, les sermons, et les thérapies plus ou moins forcées, ça finit par vous être fatal. Quand Gizzi mettait parfois plusieurs mois à préparer un hold-up, Joey, lui, attaquait des banques comme on soulage une envie de pisser. Quand Paul tombait amoureux d’une banque et lui faisait la cour, Joey lui collait directement la main aux fesses. Il avait beau se prendre des gifles, ça ne changeait rien, il recommençait de plus belle. Je me souviens encore du jour où Joey avait été libéré d’une peine de quatre ans ferme pour braquage d’une succursale de la Chase. En quittant la prison de San Quentin, il avait roulé deux bonnes heures en pensant à sa femme et ses deux filles qu’il n’avait pas embrassées depuis longtemps. Et puis à ses copains, avec qui il allait faire la bringue le soir même. Jusqu’à ce qu’il passe dans un bled un peu désert. Au milieu de la rue principale, une petite banque “lui tendait les bras”, comme il disait.