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Vers les 17 heures, à la sortie des cours, Warren n’avait toujours pas fait le deuil de son argent de poche. Ces dix euros lui auraient servi à… à quoi, après tout ? À mâcher des chewing-gums, à feuilleter Gamefight, la revue des guerriers internautes, à aller voir un film américain plein de fuck fuck fuck dans les dialogues, quoi d’autre ? Convertis en petits plaisirs, ces dix euros représentaient peu, il l’admettait. En revanche, la même somme valait une fortune en humiliation subie, en dignité perdue, en douleur. Passé les grilles du lycée, Warren se mêla à différents groupes, reconnut certaines têtes, s’en fit présenter de nouvelles, serra quelques mains, conclut des tractations avec des « grands » de terminale, notamment ceux de l’équipe de football qui faisait la fierté de la commune depuis leur victoire en finale régionale.

Donne-leur ce qui leur manque le plus.

Warren, du haut de ses quatorze ans, avait retenu la leçon de ses aînés. À la proposition d’Archimède « Donnez-moi un point fixe et un levier et je soulève le monde », il préférait la variante mise au point par ses ancêtres, « Donnez-moi du bakchich et un colt, et je règne sur l’humanité ». Simple question de temps et d’organisation. Jouer la complémentarité, inventer une synergie, il suffisait de savoir écouter, de repérer les limites de chacun, de pointer les manques, et d’évaluer le prix à payer pour les combler. Plus les bases de son édifice seraient solides et plus vite il gagnerait le pouvoir. La pyramide allait se construire d’elle-même et le porter jusqu’au ciel.

Pour l’heure, le temps était venu de manier la carotte, le bâton suivrait vite. La plupart des élèves quittèrent les grilles, quelques-uns se rendirent d’un pas traînant au café, une poignée resta sur place pour attendre la sortie de 18 heures. Et parmi eux, un cercle de sept garçons réunis autour de Warren.

Ses parents ne pouvant lui payer de cours particuliers, le plus grand de tous avait besoin d’une meilleure note en maths afin de ne pas redoubler. Le plus costaud, ailier droit de l’équipe de rugby, était prêt à tout pour devenir l’ami du frère de Laetitia, présent à la droite de Warren. Le frère en question aurait donné n’importe quoi pour posséder l’autographe de son idole, Paolo Rossi, que possédait Simon, de première B, lequel le céderait volontiers pour assouvir une vendetta personnelle sur celui qui avait choisi Warren comme nouvelle cible. Un autre, considéré comme le bizarre du lycée, doux la plupart du temps mais se laissant parfois déborder par des accès de violence, aurait donné tout ce qu’il avait pour faire partie d’un groupe quel qu’il soit, se sentir admis dans une bande, conjurer le sort de l’éternel rejeté, et Warren lui en donnait la possibilité. Les deux derniers avaient rejoint l’équipe pour des raisons qu’ils n’avaient pas voulu évoquer devant Warren, qui se foutait bien de les connaître.

Le rugbyman savait où les trois racketteurs avaient l’habitude de se retrouver à la sortie des cours, un jardin public qu’ils considéraient comme leur territoire et dont ils réglementaient la circulation. Moins de dix minutes plus tard, les trois gosses gisaient au sol, l’un d’eux avait vomi, un autre se tordait de douleur, et le meneur, agenouillé à terre, laissait échapper des sanglots d’enfant. Warren leur demanda cent euros pour le lendemain matin, 8 heures. La somme doublerait à chaque demi-journée de retard. Terrorisés à l’idée d’attirer à nouveau sa colère, ils le remercièrent en gardant les yeux au sol. Warren savait déjà que ces trois-là deviendraient ses nervis les plus fidèles si tel était son souhait. Il fallait laisser cette porte de sortie aux ennemis qui faisaient allégeance.

Si, ce soir-là, il n’avait pas réussi à constituer le premier cercle de son organisation, Warren se serait débrouillé tout seul face à ces trois types, une batte de base-ball à la main. À ceux qui auraient essayé de se mettre en travers de sa route, il aurait répondu que la vie ne lui laissait pas d’autre choix.

* * *

Maggie entra dans la supérette de l’avenue de la Gare, saisit un panier rouge, passa le tourniquet et chercha des yeux le rayon Frais. Plutôt que de céder à la facilité de servir à sa famille la cuisine habituelle, elle fut tentée par des escalopes à la crème et aux champignons. À l’inverse de Frederick, Maggie faisait partie de ceux qui, à Rome, vivent comme les Romains. Comme elle l’avait fait pour l’architecture et la presse locales, elle se sentait toute prête à explorer la cuisine de la région, au risque d’affronter le regard noir des siens au moment de passer à table. Par réflexe, elle passa en revue le rayon Pâtes, spaghettis nos 5 et 7, tagliatelles vertes, pennes, et toute une cohorte de coquillettes et de vermicelles dont elle n’avait jamais compris l’utilité. Chiffonnée par un fond de culpabilité, elle prit un paquet de spaghettis et une boîte de tomates pelées, en cas de récrimination de ses deux hommes. Avant de se diriger vers les caisses, elle demanda à une vendeuse si on trouvait en rayon du beurre de cacahouètes.

— … Du quoi ?

— Du beurre de cacahouètes. Excusez la prononciation.

La jeune femme appela le gérant qui, dans sa blouse bleue, vint se planter devant Maggie.

— Du beurre de cacahouètes, répéta-t-elle. Peanut butter.

— J’avais compris.

Comme chaque matin, l’homme s’était levé à 6 heures pour réceptionner les livraisons et les stocker dans la réserve. Ensuite, il avait pointé l’heure d’arrivée de son personnel, motivé les troupes, accueilli les premiers clients. L’après-midi, il avait reçu deux grossistes et rendu visite à son banquier. De 16 à 18 heures, il avait lui-même restructuré les rayons Chocolat et Biscuits, assuré le réassort qui n’avait pas été fait. Une journée sans anicroche jusqu’à ce qu’une inconnue vienne lui demander un produit qu’il n’avait pas.

— Mettez-vous à ma place, je ne peux pas garder en stock tous les produits bizarres qu’on me demande. De la tequila, du râpé de surimi, de la sauge sous cellophane, de la mozzarella de buffle, du chutney, du beurre de cacahouètes, que sais-je encore ? Pour que ça pourrisse dans la réserve en attendant la date limite ?

— C’était à tout hasard. Excusez-moi.

Maggie s’éloigna vers le fond du magasin, confuse d’avoir créé un sentiment d’irritation autour d’un sujet qui n’en valait pas la peine. Ce beurre de cacahouètes ne revêtait aucun caractère d’urgence, son fils avait tout le temps de se tartiner des sandwichs extravagants, elle y voyait une simple occasion de lui faire plaisir en ce jour de rentrée. Elle comprenait fort bien le point de vue du commerçant et rien ne l’exaspérait plus que les caprices alimentaires des touristes et de tous ceux qui faisaient de la nourriture, soit un objet de nostalgie, soit un réflexe imbécile de chauvinisme. Elle trouvait navrant le spectacle de ses concitoyens en visite à Paris agglutinés dans les fast-foods, de les entendre se plaindre que rien ne ressemblait à la bouffe dont ils se gavaient chez eux à longueur d’année. Elle y voyait un irrespect terrible pour le pays traversé, a fortiori s’il s’agissait, et c’était son cas, d’une terre d’asile.

Elle fit le tour du magasin sans plus y penser, remplit son panier, et s’arrêta un instant au rayon Boissons.

— Du beurre de cacahouètes…

— Et après on s’étonne qu’un Américain sur cinq est obèse.

— Déjà que le Coca…

Les voix venaient de tout près, derrière une tête de gondole où Maggie saisissait un pack de bière. Elle ne put s’empêcher de tendre l’oreille à la conversation sottovoce du gérant et de ses deux clients.

— J’ai rien contre eux mais ils se croient partout chez eux.