Allez savoir si c’était l’angoisse du manque, après tant d’années d’abstinence, mais Joey était resté une heure dans sa voiture, à dévorer des yeux sa chérie de banque, avec une petite voix qui lui disait d’un côté : “Passe ton chemin, malheureux, tu sais bien comment ça va finir, pense à tes filles, t’as vraiment envie de retourner au trou direct ?” et une autre voix qui disait : “Regarde comme elle est belle ! Si tu rates cette occasion tu t’en voudras toute ta vie.” Finalement, la tentation avait été plus forte. Moins de deux jours plus tard, il avait regagné sa cellule pour une peine de récidiviste qu’il était. On ne pouvait pas soigner les grands malades comme Joey. Un jour ça devait mal finir.
En passant devant la plus grosse banque de So Long, qui faisait un angle avec la place de la Libération, Tom avait entrevu un truc bizarre par la vitrine : c’était bien notre Joey qui, derrière le guichet, s’acharnait comme un forcené sur une porte de communication. Voir ce type perdre tout contact avec la réalité à cause d’un mal incurable, ça lui faisait presque de la peine, à Tom. Il avait même marqué un temps d’arrêt avant de le flinguer, en se demandant si les malfrats ne préféraient pas le vol au butin. Les sensations fortes à l’argent.
Cent fois, on avait eu cette conversation. Tom voulait me faire admettre que c’était pour les poussées d’adrénaline que j’étais devenu un affranchi. Comme un joueur de casino qui gagne et perd avec la même intensité. Et moi, je disais que notre seul moteur, c’était l’argent. “Mais comment aimer à ce point l’argent ?” il demandait, et j’essayais de lui expliquer que nous, les brutes épaisses de la Cosa Nostra, on avait une passion pour l’argent, comment expliquer une passion ? L’idée que notre fric s’entassait quelque part, que ça tombait tous les jours, et que bientôt il faudrait un deuxième endroit pour entasser tous ces billets, c’était ça, une passion. Bon, d’accord, des fois ça servait à acheter des trucs et à faire plaisir à nos familles, mais ça n’était pas le but du jeu. D’ailleurs, personne ne savait aussi mal le dépenser que nous. Je le reconnais : on n’aimait rien que des trucs voyants. Ça brillait ? C’était doré ? Il fallait se l’offrir. Ça coûtait cher ? C’était hors de prix ? Il fallait se l’offrir. Le meilleur, c’était toujours le plus cher.
Le plus drôle, c’est qu’on aimait tout autant dépenser que profiter des choses gratuites. C’était une autre passion, tout aussi forte que l’argent : accepter les cadeaux, les trucs tombés du camion, les paiements en nature, même si on n’en avait pas besoin. Si on rackettait un type qui prospérait grâce à sa chaîne de pizzerias, on repartait avec quelques milliers de dollars en liquide et deux ou trois pizzas pour la route. Pareil chez les marchands de fourrures ou de baignoires. Quitte à s’encombrer de conneries qu’on finissait par jeter. Tom ne comprenait pas : “Ça vaut vraiment le coup de croupir en taule pour ça ? De recevoir une balle entre les deux yeux ? De tuer des gens ? De créer des drames quotidiens autour de vous ? De condamner vos familles ?” Ça le dépassait, le flic. Et je n’essayais plus d’expliquer, parce que, à la vérité, il m’arrivait de ne pas comprendre non plus.
Joey avait fini par recevoir ses trois balles dans le buffet. Au moment où la porte qui le séparait d’on ne sait quoi de mystérieux cédait. Tom est venu me rejoindre sur la place de la Libération. Je l’attendais assis sur le manège de chevaux de bois qui tournait toujours.
Le soir même, So Long était devenu le centre du monde. Je revivais le cauchemar de mon procès : une armada de journalistes venus de partout et qui donnaient la parole à tous, aux politiques, aux “observateurs”, aux intellectuels, aux VIP, aux chanteurs à la mode, jusqu’à l’homme de la rue qu’on allait chercher en ville et qui ne demandait pas mieux que donner son avis. Tout ce monde-là avait son truc à dire sur mon histoire, sur mon témoignage, mon repentir. Beaucoup demandaient des comptes. J’avais l’impression de comparaître devant l’humanité entière.
J’étais assez proche de la vérité ! Ça déboulait de partout. Camions de régie télé, hélicos, jets. Des CNN en pagaille. Des centaines de reporters. Des milliers de curieux encadrés par toutes les forces de police de quatre départements et des détachements spéciaux venus de Paris. Tout ça pour essayer de comprendre ce qui s’était passé ce jour-là dans ce petit bled de Normandie totalement inconnu.
Les networks américains avaient communiqué leurs archives sur mon procès, ça passait en boucle sur les chaînes européennes. On commençait à retracer la trajectoire de la famille du repenti. En gros, vers 21 heures, tout le monde savait tout sur tout — du moins le croyait-il. Le truc qui m’inquiétait le plus, c’était que dans la brochette de macchabées qu’on ramassait dans les rues un seul manquait à l’appel. Le plus redoutable.
Matt Gallone s’était volatilisé. Rien d’étonnant, avec Matt. Jamais là où on l’attendait. On organisait une battue pour laquelle des dizaines d’hommes s’étaient portés volontaires. On diffusait son signalement. On montait des barrages routiers. Si Matt s’était jamais rêvé en ennemi public numéro un, ce grand jour était enfin arrivé. Quint avait l’air si sûr de lui : direction plein sud. Il disait que si Matt parvenait à rejoindre la Sicile, il serait pris en charge le temps qu’il faudrait par LCN, peut-être des années, avant de rentrer aux États-Unis. Il avait raison mais je redoutais une autre hypothèse : Matt n’avait pas quitté So Long. Personne ne le connaissait aussi bien que moi sur ce continent. Tant qu’il lui resterait un souffle, il irait jusqu’au bout de la mission confiée par son grand-père. Il préférait mille morts plutôt qu’une seule minute de honte après cette journée qui marquait le déclin du clan Gallone. Et je vous jure que j’aurais préféré avoir tort.
En attendant de savoir ce qu’ils allaient faire de moi, ils m’ont mis en quarantaine. Le téléphone rouge chauffait entre Washington et Paris, et les autorités les plus inimaginables réclamaient la garde du prisonnier Manzoni à coups de raison d’État et de secret défense. Le gouvernement américain, les services secrets et le FBI. Mais aussi tous les corps de la police française jusqu’au petit capitaine de gendarmerie de So Long qui avait servi d’otage sur la grande roue (une humiliation dont il ne se remettrait peut-être jamais, il disait). Un casse-tête juridique, politique et diplomatique. De toute façon, je n’essayais plus de comprendre. Pendant des années on me cache, on fait tout pour que je devienne l’anonymat sur terre, et puis le lendemain on voit ma tête partout et tout le monde me veut. Une chance que je sois un type hargneux. Si j’avais eu un bon fond, je serais devenu fou.
Un seul point les mettait tous d’accord : le monde entier me réclamait, il fallait donner satisfaction au monde entier. C’était le seul moyen d’éviter une catastrophe politico-médiatique. Et de calmer le public. Il fallait VOIR Giovanni Manzoni, l’entendre. Qu’on me considère comme une légende vivante ou un salaud, j’étais contraint de faire une apparition. Et tout rentrerait dans l’ordre, ils disaient. Ensuite, ce serait à la justice de faire son job.