— Ils ont débarqué, d’accord. Mais depuis, on est envahis !
— Et encore, les gens de notre génération, c’était les bas nylon et le chewing-gum, mais nos gosses ?
— Le mien s’habille comme eux, il s’amuse comme eux, il écoute la même musique qu’eux.
— Le pire, c’est la façon dont ils se nourrissent. Les miens, j’ai beau leur préparer ce qu’ils aiment, ils n’ont qu’une hâte : sortir de table pour filer au McDo.
Maggie se sentait blessée. En faisant d’elle l’Américaine type, on remettait en question sa bonne volonté et ses efforts d’intégration. Cruelle ironie, elle avait été déchue de ses droits civiques puis exilée par le pays qui l’avait vue naître.
— Ils n’ont aucun goût en rien, c’est connu.
— Des incultes. Je le sais, j’y suis allé.
— Et vous, essayez donc de vous implanter là-bas, conclut le gérant, vous verrez comme vous serez reçu !
Maggie avait déjà trop souffert des regards en biais sur son passage, des messes basses dans son dos, de l’ironie générale quand elle apparaissait dans un lieu public, jusqu’aux rumeurs les plus folles, impossibles à démentir. Les trois malheureux avaient réveillé tout ça sans le vouloir. Le plus paradoxal était que, si on l’avait invitée dans la conversation, Maggie leur aurait donné raison sur bien des points.
— Et ils voudraient devenir les maîtres du monde ?
Sans rien laisser paraître, elle se dirigea vers les produits d’entretien, ajouta trois bouteilles d’alcool à brûler et une boîte d’allumettes à son panier, passa à la caisse et sortit.
Au-dehors, le dernier rayon de soleil s’estompait et faisait glisser cette fin d’après-midi vers le début de soirée. Le personnel sentait poindre la fatigue, les clients pressaient le mouvement, rien que de très normal, en ce mois de mars, sur le coup de 18 heures, dans cette ambiance cotonneuse bercée par un rituel inamovible.
D’où venait alors cette odeur de caoutchouc brûlé qui parvenait aux narines des caissières ?
Une cliente poussa un cri terrible. Le gérant leva le nez de son carnet de commandes et vit un étrange rideau de feu onduler sur la vitrine. Des gerbes de flammes créaient un écran infranchissable et s’immisçaient déjà à l’intérieur du magasin.
Un manutentionnaire réagit le premier et appela les pompiers. Les clients cherchèrent une sortie de secours. Les caissières disparurent on ne sait comment, et le gérant, qui confondait depuis longtemps sa vie avec celle du magasin, ne bougeait plus, hypnotisé par les reflets rouge et or qui dansaient dans ses yeux.
Les pompiers bénévoles de la brigade de Cholong-sur-Avre ne purent sauver de l’incendie ni les stores, ni les étalages, ni les marchandises, rien, sinon un cageot de pommes Granny légèrement talées.
Belle et ses camarades de classe quittèrent le lycée à la dernière sonnerie. Quelques irréductibles s’agrippaient aux grilles, la cigarette au bec ou le téléphone en main, peu pressés de rentrer, les autres s’éloignaient le plus vite possible. Elle fit un bout de chemin avec Estelle et Lina puis continua seule en empruntant le boulevard du Maréchal-Foch sans hésiter sur l’itinéraire. Belle faisait partie de ceux qui marchent le nez en l’air et le pas léger, curieux de toutes les surprises du paysage, persuadés que l’horizon sera toujours plus beau que le trottoir. Tout son personnage s’exprimait dans un détail comme celui-là, cette façon d’aller de l’avant, confiante en elle-même et dans les autres. À l’opposé de son frère, qui resterait à jamais habité par son enfance et ses blessures, elle savait garder une longueur d’avance sur le passé, sans jamais se laisser rattraper, même dans les moments difficiles. Personne sinon elle-même ne savait d’où lui venait cette force qui manque souvent à ceux qui ont vu leur vie bouleversée du jour au lendemain. Et même si, de ce tremblement de terre, elle n’avait pas fini de subir les secousses, le statut de victime ne la tentait en aucune façon. Au lieu de gaspiller son énergie en regrets, elle la consacrait à son devenir, malgré les handicaps qu’elle aurait à surmonter. Et rien ni personne n’avait intérêt à s’interposer.
Une vieille R5 gris métallisé s’arrêta à sa hauteur avec, à l’intérieur, des jeunes gens qui essayaient d’attirer son attention. Il s’agissait de deux élèves de terminale qui, l’après-midi même, étaient tombés en pâmoison devant le soutien-gorge rouge de la nouvelle. Dès lors, ils s’étaient mis en tête de faire connaissance, de lui souhaiter la bienvenue, de lui faire visiter la ville.
— Non, merci, les garçons…
Elle continuait de marcher en direction de la maison, amusée à l’idée de se faire draguer dès le premier jour de classe. Elle n’avait pourtant nul besoin de se rassurer sur son charme, il opérait toujours, et depuis sa naissance. Ses parents l’avaient appelée Belle sans se douter à quel point elle allait le devenir. Tant de redondance en un si petit mot. Comment imaginer qu’un tel prénom, en France, lui poserait problème ? À cette époque-là, ni Maggie ni Fred ne savaient où se situait exactement la France.
— Oh please, please, miss America !
Ils insistèrent tant que Belle fut prise d’un doute sur la rue à emprunter pour rentrer chez elle.
— Elle habite où ?
— Rue des Favorites.
— C’est par là ! Monte, on te dépose à la maison.
Elle se laissa convaincre et grimpa à l’arrière. Les garçons se turent tout à coup, surpris qu’elle accepte enfin ; ils attendaient un refus depuis le début et ce retournement leur cloua le bec. Et si cette fille-là était bien moins farouche que les autres, plus entreprenante ? Les Américains ont tellement d’avance sur tout, à commencer par les mœurs. Ils se regardèrent à la dérobée et s’autorisèrent à rêver.
— Dites, les garçons, j’ai l’impression qu’on fait un détour…
Au lieu de répondre, ils lui posèrent mille questions sur sa vie d’avant Cholong. Bien plus tendus que Belle, ils cherchaient à meubler, à dire n’importe quoi, à afficher leur complicité, à passer pour des hommes ; elle s’amusa de tant de gaminerie. La voiture ralentit à l’orée de la forêt du Vignolet, au bord de la nationale qui traçait jusqu’en Bretagne.
— On s’arrête ? demanda-t-elle.
La nuit venait de tomber d’un coup. Le bagout avait fait place à des silences de plus en plus suspects. Belle demanda une dernière fois à être raccompagnée. Les garçons sortirent de la voiture et échangèrent quelques mots à mi-voix. Avec un peu de chance, ils n’auraient pas grand-chose à tenter et tout se déroulerait comme dans un film, un baiser échangé avec la nouvelle, quelques caresses, pourquoi pas, allez savoir comment ça fonctionne. Et si leur escapade tournait court, il serait bien temps de feindre l’innocence. Belle songeait à tout ce qui l’attendait une fois rentrée chez elle : remplir la paperasse pour boucler son dossier, faire la synthèse de son emploi du temps, le confronter à celui de son frère, poser des étiquettes sur ses livres de cours, dresser une liste de tout ce qui lui manquait, la soirée allait s’éterniser. Elle resta adossée à une portière, croisa les bras en attendant que l’un des deux crétins comprenne avant l’autre que la balade était terminée. Avant de se déclarer vaincus, ils firent une dernière tentative d’approche, et l’un des deux hasarda une main sur l’épaule de Belle. Elle lâcha un soupir exaspéré, se pencha pour saisir le manche d’une raquette de tennis sur la banquette arrière et, d’un coup droit parfaitement maîtrisé, fracassa la tranche de la raquette sur le nez du plus entreprenant. L’autre, abasourdi devant un geste si spontané et si violent, recula de quelques pas sans pouvoir éviter une sorte de revers lifté qui lui arracha presque l’oreille. Quand ils furent à terre, le visage en sang, Belle s’agenouilla auprès d’eux pour estimer les dégâts avec des gestes d’infirmière. Elle avait retrouvé son innocent sourire et toute sa bienveillance pour l’humanité. En montant dans la voiture, elle se tourna une dernière fois vers eux et dit :