— Les garçons, si vous vous y prenez comme ça, vous n’arriverez jamais à rien avec les filles.
Elle démarra et retourna vers la nationale en sifflotant un air de Cole Porter, puis abandonna la voiture à cent mètres de la rue des Favorites et rentra à pied. Devant la grille de la maison, elle rejoignit sa mère, qui rentrait au même moment, et prit un sac de courses pour la soulager. Warren, qui déboulait lui aussi, referma la grille, et tous les trois entrèrent dans la maison.
Frederick, un genou à terre, donnait sa pâtée à la chienne, et ne fut guère surpris de voir revenir sa famille au grand complet. Il demanda :
— Alors, quoi de neuf, aujourd’hui ?
Comme s’ils s’étaient concertés, les trois répondirent en chœur :
— Rien.
2
Combien vaut un homme ? Quel est le prix d’une vie humaine ? Savoir ce qu’on vaut, c’est comme connaître le jour de sa mort. Je vaux vingt millions de dollars. C’est énorme. Et bien moins que ce que je croyais. Je suis peut-être un des hommes les plus chers du monde. Valoir aussi cher et vivre une vie aussi merdique que la mienne, c’est le comble de la misère. Si je les avais, moi, ces $ 20 M, je sais bien ce que j’en ferais : je les donnerais en totalité en échange de ma vie d’avant, d’avant que je coûte ce prix-là. Qu’est-ce que fera d’une somme pareille celui qui m’aura fait exploser la tête ? Il placera le tout dans l’immobilier et ira se la couler douce à la Barbade pour le reste de ses jours. Ils font tous ça.
Le plus ironique, c’est que, pendant ma vie d’avant, il m’est arrivé d’avoir à prendre soin d’un type dont la tête était mise à prix, comme la mienne aujourd’hui (“prendre soin”, chez nous, ça veut dire empêcher le type en question de continuer à nuire). La liquidation de témoin n’étant pas ma spécialité, je servais d’assistant à un hitman (un tueur à gages, comme disent les caves) que mes patrons d’alors avaient chargé de rectifier cette balance de Harvey Tucci, pour un contrat de deux cent mille dollars, du jamais-vu. Il avait fallu se creuser la tête pendant des semaines pour l’empêcher d’aller témoigner devant le Grand Jury, et je vous parle d’une époque où le FBI n’avait pas encore fait le tour de tous les scénarios en matière de garde rapprochée des repentis (on leur en a fait voir, à ces cons de fédéraux, mais ça, c’est une longue histoire). Mon contrat à moi représente cent fois plus d’argent que celui de cette lope de Tucci. Essayez de vous imaginer un seul instant exposé à la fine fleur du crime organisé, aux tueurs les plus déterminés, aux plus grands professionnels, prêts à vous tomber dessus au moindre coin de rue. Ça devrait me foutre la trouille. À vrai dire, bien au fond de moi, je me sens flatté.
— Maggie, fais-moi du thé !
Dans sa véranda, Fred avait crié assez fort pour réveiller Malavita, qui poussa un grognement et se rendormit aussitôt. Maggie avait entendu, elle aussi, sans ressentir aucune urgence, et resta plantée devant l’écran de télévision de leur chambre. Vexé qu’elle ne réponde pas, Fred quitta sa machine à écrire au risque de laisser échapper son inspiration.
— Tu m’as pas entendu ?
Alanguie sur le lit, contrariée par l’intrusion de son mari en plein dénouement d’un mélo, Maggie mit la cassette sur pause.
— Fais pas ton Rital avec moi, tu veux ?
— Mais… Je travaille, sweetie…
Au mot « travail », Maggie dut contenir un agacement qu’elle sentait monter depuis leur installation à Cholong, un mois plus tôt.
— On peut savoir ce que tu fabriques avec cette machine à écrire ?
— J’écris.
— Ne te fous pas de moi, Giovanni.
Elle ne l’appelait par son vrai prénom que dans des situations extrêmes, très tendres ou très tendues. Il allait devoir avouer ce qu’il fabriquait dans la véranda dès 10 heures du matin, penché sur une vieillerie en bakélite, et rendre compte aux siens de cette urgence de travail qui lui donnait une énergie rare et le plongeait dans un délicieux désarroi.
— Prends les voisins pour des cons si le cœur t’en dit, mais épargne-nous, tes gosses et moi.
— Puisque je te dis que J’ÉCRIS, nom de Dieu !
— Tu sais à peine lire ! Tu serais incapable d’écrire la moindre phrase que tu prononces ! C’est le voisin du 5 qui m’a appris que tu nous pondais un truc sur le Débarquement ! J’ai dû acquiescer, là, comme une idiote… Le Débarquement ? Tu ne sais pas qui était Eisenhower !
— Je me fous de cette connerie de Débarquement, Maggie. C’est un prétexte. J’écris autre chose.
— On peut savoir quoi ?
— Mes Mémoires.
À cette phrase, Maggie comprit que le mal avait gagné. Elle connaissait son homme depuis toujours et quelque chose lui dit que son homme n’était peut-être plus celui qu’elle devinait, il y a un mois encore, à la moindre intonation, au plus discret de ses gestes.
Pourtant, Fred ne mentait pas. Sans souci de chronologie, il revenait, au gré de son humeur, sur la période de sa vie la plus heureuse, ses trente années passées au sein de la mafia new-yorkaise, et sur la plus douloureuse, son repentir. Au bout de quatre années de traque, le capitaine Thomas Quintiliani, du FBI, était parvenu à coincer Giovanni Manzoni, chef de clan, et l’avait contraint à témoigner dans un procès qui avait fait tomber les trois plus gros caïds, les capi, qui contrôlaient la côte Est. Parmi eux, on comptait Don Mimino, capo di tutti capi, chef suprême des « cinq familles » de New York.
Suivait toute la période dite de Protection Witness Program, le Witsec, ce fichu dispositif de protection des témoins, censé mettre les repentis du crime organisé à l’abri des représailles. Revenir sur les heures les plus pitoyables de son existence était sans doute le prix à payer pour qui se lance dans l’écriture de ses Mémoires. Fred allait frapper chaque lettre de chaque mot interdit : balancer, moucharder, vendre ses amis, condamner les plus anciens à des peines de dix fois leur grand âge et mille fois leur espérance de vie (Don Mimino avait pris trois cent cinquante et un ans, nombre mystérieux pour tous, y compris Quintiliani). Fred ne contournerait pas la difficulté, il irait jusqu’au bout de la confession, on pouvait compter sur lui pour ne jamais faire les choses à moitié. À l’époque où on le chargeait d’éliminer des gêneurs, il faisait en sorte de ne laisser aucun morceau identifiable et, quand il décidait de protéger un territoire, il n’exonérait aucun commerçant de sa dîme, pas même le vendeur de parapluies à la sauvette. Dans son récit, le plus dur serait de revivre mentalement les deux années d’instruction du procès, époque de paranoïa absolue où il changeait d’hôtel tous les quatre jours, entouré d’agents, et où on ne l’autorisait à voir ses enfants qu’une fois par mois. Jusqu’à ce fameux matin où, la main droite levée face à l’Amérique entière, il avait prêté serment.
Avant d’en arriver là, il allait faire remonter en lui de délicats souvenirs, retrouver le meilleur de sa vie, le temps bienheureux de sa jeunesse, de ses premières armes, de sa montée au feu, et de son entrée officielle dans la confrérie de la Cosa Nostra. L’époque bénie où tout restait à faire, et où il aurait tué à mains nues quiconque lui aurait prédit qu’un jour il trahirait.
— Quintiliani trouve que c’est une bonne idée, écrivain.