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Tom Quintiliani, l’ennemi de toujours et néanmoins responsable depuis six ans de la sécurité des Blake, avait donné son feu vert. Tout individu en résidence surveillée attirait à un moment ou un autre la curiosité des voisins, on le savait d’expérience. Fred devait pouvoir justifier d’une activité sédentaire vis-à-vis des riverains.

— Moi aussi, je trouvais l’idée bonne, jusqu’à ce que tu te mettes à faire l’écrivain, merde !

Le fait est que tout le quartier savait désormais qu’un écrivain américain venait de s’installer pour travailler à une grande fresque sur le Débarquement. Qu’on la regarde comme la femme de l’écrivain n’apportait à Maggie aucune gratification, bien au contraire, elle sentait que la supercherie de Fred n’allait pas tarder à lui retomber sur le dos. Sans parler de Belle et de Warren qui, sur leurs fiches de présentation aux professeurs, avaient laissé en blanc la rubrique Profession des parents. Ils auraient de loin préféré dire à leurs camarades et à tout le personnel enseignant que leur père était maquettiste, ou correspondant européen pour un magazine de pêche américain, rien qui suscitât de réelle curiosité. À n’en pas douter, la soudaine vocation littéraire de leur père allait devenir une source de complications.

— Tu aurais pu trouver quelque chose de plus discret, reprit Maggie.

— Architecte ? Comme à Cagnes ? C’est toi qui avais eu cette brillante idée. Les gens venaient me demander comment on fabrique des piscines et des fours à pizzas.

Mille fois, ils s’étaient imposé cette conversation, mille fois ils avaient failli s’étriper. Elle rendait Fred responsable, à juste titre, de ces déménagements à répétition, de leur incapacité à s’enraciner quelque part. Non content de les avoir exilés jusqu’en Europe, Fred avait trouvé le moyen de se faire remarquer dès leur arrivée à Paris. Habitué depuis toujours à avoir des liasses de billets dans ses poches pour ses menues dépenses, il avait décrété que le plan Witsec ne lui fournissait pas de quoi vivre décemment. Lui, un témoin de luxe qui avait fait tomber les plus gros, on lui imposait le train de vie d’un porte-flingue de troisième catégorie ? Qu’à cela ne tienne. Quintiliani n’ayant pas voulu améliorer l’ordinaire, Fred avait acheté à crédit un gigantesque congélateur et l’avait bourré de denrées luxueuses payées à grand renfort de chèques en bois et revendues aux voisins (il avait réussi à se faire passer dans l’immeuble pour un grossiste en surgelés susceptible de fournir des homards au détail à des prix défiant toute concurrence). Son petit commerce était si imprévisible, si invraisemblable, et pourtant si discret, que les agents du FBI n’en prirent connaissance qu’à la première réclamation de la banque. Tom Quintiliani, grand professionnel de la protection de témoin, avait su parer à toutes les menaces, anticiper toutes les connexions possibles avec les milieux mafieux, maintenir secrète la relocation des Blake, même à certains pontes de son service. Il avait tout prévu. Tout sauf les allées et venues de crustacés dans la résidence Saint-Fiacre, 97 rue Saint-Fiacre, Paris deuxième.

Tom s’était senti blessé par un détournement aussi odieux du statut Witsec. Prendre de tels risques quand on fait l’objet de mesures exceptionnelles, jusqu’à devenir le premier témoin relogé en Europe, révélait à la fois l’inconscience et l’ingratitude de Fred. Il avait fallu quitter Paris pour une petite ville de la Côte d’Azur. Fred avait senti le vent du boulet et avait fini par se calmer.

Trois ans plus tard, les Blake avaient réussi à se fondre dans le décor. À Cagnes, les enfants avaient retrouvé leur niveau scolaire, Maggie suivait une formation par correspondance, et Fred passait ses après-midi à la plage, pour se baigner l’été et se promener l’hiver, seul, hormis la présence lointaine d’un agent de Quintiliani. Durant ces longues heures de solitude, il avait ruminé toutes les étapes qui l’avaient mené jusque-là, toutes ces bizarres bifurcations du destin qui auraient mérité, pensait-il, d’être racontées. Le soir, il lui arrivait de rejoindre des copains de bistrot pour taper le carton en buvant un pastis.

Jusqu’au jour où survint cette partie de belote de sinistre mémoire.

Ce soir-là, ses partenaires s’étaient mis à raconter leur vie, leurs petites misères mais aussi leurs petites victoires professionnelles, une augmentation, une croisière offerte par la boîte, une promotion. Un peu éméchés, ils s’étaient amusés du silence de Fred, l’architecte américain, et l’avaient gentiment taquiné sur son apparente oisiveté — les seules constructions qu’on lui connaissait étaient ses châteaux de cartes et ses châteaux de sable. Fred avait encaissé sans broncher et son silence avait encouragé les sarcasmes. Tard dans la nuit, poussé à bout, il avait fini par craquer. Lui, Fred, n’avait jamais attendu ni les bons points ni les coups de règle de ses chefs ! Il avait bâti un royaume de ses mains pour y régner en maître absolu ! Il avait levé des armées ! Il avait fait trembler des puissants ! Et il avait aimé sa vie, une vie dont personne ne pouvait comprendre la logique, et surtout pas les trous du cul de ce bistrot minable !

Après son départ précipité pour la Normandie, le bruit avait couru, dans ce petit quartier de Cagnes-sur-Mer, que l’Américain était reparti chez lui pour soigner ses nerfs.

— Ici, on me foutra la paix, Maggie. On fout la paix aux écrivains.

À cette phrase, elle quitta la pièce en claquant la porte, avec la ferme intention de lui foutre la paix jusqu’à ce que mort s’ensuive.

* * *

Mme Lacarrière, professeur de musique, avait vu l’arrivée tardive de Mlle Blake dans son cours comme une bénédiction. À l’inverse de tous ceux qui profitaient de cette heure-là pour terminer un exercice de maths ou relire une dissertation, Belle prenait le cours très au sérieux et participait au nom de tous. Elle était la seule à différencier un la d’un , à situer Bach avant Beethoven, et à chanter juste, tout simplement. Le grand drame de Mme Lacarrière, depuis ses douze années d’exercice, était de n’avoir jamais trouvé l’élève. Celui qu’elle aurait révélé à la musique, celui qui aurait poursuivi son enseignement, qui aurait joué ou composé lui-même, celui qui, pour le moins, aurait justifié son rôle d’enseignante au lieu de le remettre en question.

— Dites, mademoiselle Blake…

Tous les professeurs, déconcertés par le prénom Belle, avaient opté pour ce « mademoiselle Blake ».

— Le lycée organise pour la fin d’année un spectacle où seront conviés les parents et les élus. Je m’occupe de la chorale, qui chantera le Stabat Mater de Haydn. J’aimerais beaucoup que vous puissiez vous joindre à nous.

— Hors de question.

— … Pardon ?

— Ce sera sans moi !

Elle avait fourni la même réponse au professeur de français, qui mettait en scène une pochade écrite par les élèves. Elle avait répondu non avec la même fermeté à Mme Barbet, qui montait un tableau de danse contemporaine.

— Mais… Réfléchissez… Il y aura sans doute vos parents… Et le maire de Cholong, la presse locale…

— C’est tout réfléchi.

Belle se leva, quitta le cours sans autorisation sous le regard éberlué de la classe, et décida d’aller passer ses nerfs dans la cour. La presse locale… Rien qu’en imaginant le refus catégorique de Quintiliani, Belle poussa un grognement qui ne lui ressemblait pas. Le programme Witsec interdisait toute photo, toute prestation publique aux membres d’une famille protégée. Belle finissait par en vouloir à tous ceux qui lui proposaient de jouer un rôle dans ce satané spectacle de fin d’année.

— Vous êtes timide, Belle. Apparaître en public peut vous aider ! Beaucoup de gens ont soigné leur timidité en faisant du théâtre.