Libéré de ce ci-devant ballonnement, il émet une hypothèse qui vaut son pesant de bon sens :
— Les deux cadavres, qui t’dit qu’c’est pendant la garde du premier bourreman qu’on les a vacués ? Pourquoi ne s’rait-ce-t-il pas durant celle du second ?
— Parce que le deuxième flic n’a pas disparu, lui !
D’un acquiescement maussade, il admet mon objection, la prend pour valable.
Sur ces entrefesses, la sonnette glapit dans le silence médiocre de cette banlieue pour désespérés qui s’ignorent.
— Ce doit être le commissaire Mordanrir, murmuré-je. Va lui ouvrir, Gros.
Sa Majesté se dirige vers l’entrée, puis se retourne soudain, comme se cabre un cheval devant un numéro de Tiercé Magazine.
— Pourquoi est-ce-t-il toujours moive qu’est l’iarbin ? demande-t-il d’un ton abrupt.
— Je ne sais pas, dis-je ; je vais réfléchir à ta question pendant que tu accueilles notre confrère.
Mordanrir semble aussi heureux que ce monsieur qui s’est gouré de train pour se rendre aux funérailles de son oncle et qui, de surcroît, a laissé sa femme sur le quai et perdu les billets. Son teint ordinairement couperosé a des pâleurs cadavériques.
— Je ne suis pas trop en retard ? demande-t-il. Je venais juste de me coucher enfin…
Reproche invoilé auquel répond le sourire désarmant du fameux San-Antonio.
— Cela se remarque, dis-je : tu as omis de fixer l’avant de tes bretelles qui te pendent au cul comme une queue bifide.
Il vérifie.
Constate.
Se ragrafe, de plus en plus maussade. Un homme privé de sommeil ne trouve plus le même attrait à l’existence. En ce moment, Mordanrir céderait son droit d’aînesse pour moins qu’un bol de lentilles. Il donnerait sa situation, sa gonzesse et la paire de couilles qui va avec contre douze heures d’une pioncette hermétique.
— Pardon de rogner sur un repos pourtant bien mérité, camarade, mais il me faut un supplément d’infos sur ton comportement au claque de la dame Mina.
— C’est-à-dire ? prudencise-t-il, tout de suite sur ses gardes.
— Tu me racontes tes faits et gestes au ralenti, depuis ton entrée dans le bobinard jusqu’à ton départ. Rassure-toi, je ne te cherche pas de rognes, ami, mais j’ai besoin d’un rapport extrêmement poussé des événements. Tu arrives sur le paillasson monogrammé. Tu sonnes. Ensuite ? Va doucement, ne rate pas le moindre détail.
Le voilà tout à fait éveillé, Mordanrir. Affilé. Un pro, quoi ! Un authentique. Il ne se pose pas de questions, m’obéit, le petit doigt sur la couture de sa cervelle. En semi-hypnose.
— La Grosse m’ouvre en personne. Elle a sa gueule toute chavirée. Dans son couloir, j’avise un rouquemoute à lunettes allongé sur la banquette, l’air pas frais. Pas évanoui, mais peu s’en faut. Je crois que c’est à cause de lui que la grosse Mina m’a fait venir, mais je me goure. Elle me chope par le bras et me guide jusqu’à une chambre en psalmodiant « Affreux ! affreux ! ». La chambre pue le produit chimique. Sur la moquette, j’avise un homme et une femme inanimés. L’homme a le teint bistre, un fin collier de barbe ; la femme est troussée jusqu’à l’estomac et se tient recroquevillée. L’un et l’autre ont la gueule ouverte par l’asphyxie.
« La vieille boxonneuse me dit qu’il s’agit du prince Machinchouette, haut fonctionnaire international. Elle ne connaît pas la gonzesse, une pécore ramassée dans quelque bar des Champs-Zés, sans doute. Apprenant sa qualité de diplomate, j’alerte les gens d’en haut. Un quart d’heure s’écoule. Je l’emploie à tenter de converser avec le garde du corps.
« Seulement il est groggy. Tout ce qu’il articule, c’est “Secret défense”. Je le fais évacuer à l’Hôtel-Dieu. Avant qu’on ne l’emporte, ceux “d’en haut” m’appellent. Consignes strictes : secret absolu. Fermer la pièce, y compris la fenêtre et les rideaux et ne toucher à rien jusqu’à ce que “quelqu’un” de spécial arrive. On embarque le garde du corps.
« Je chapitre la grosse vache ainsi que son cheptel en leur assurant que si elles ont la langue trop longue, elles pourront aller vendre d’autres moules que la leur. Quarante minutes plus tard, radine l’officier de police Ange Zirgon des R.G. Ma mission étant terminée, je regagne mon commissariat. »
Il se tait et gratte son sexe à travers l’étoffe du futiau. Son œil est couleur de bière froide. M’est avis qu’il couve une crise de foie, le Normand.
— Pourquoi as-tu passé une nuit blanche, amigo ? je lui questionne négligeusement.
— Une fête de famille, laconique-t-il.
— Un mariage ?
— Non, mon divorce. Des mois que nous l’attendions, mon ex-femme et moi.
— Vous prenez bien la chose, l’un et l’autre.
— Nous restons très amis, d’autant que je vais refaire ma vie avec la femme de son amant. Nous étions donc quatre à arroser l’événement.
— L’existence est parfois harmonieuse, reconnais-je.
— Il suffît de n’en considérer que le bon côté, affirme Magloire.
— Tu sais qu’il y a une suite passionnante à l’affaire du bordel ?
— C’est-à-dire ?
Je lui narre ce qu’il ignore, mais que je ne te relaterai point à nouveau puisque tu le sais ; je suis gentil, hein ?
Alors là, les ultimes brumes du sommeil déguerpissent de ses méninges.
Il exorbite (de cheval, si ça peut encore te faire sourire).
— Que se serait-il passé ? s’inquiète-t-il.
— Des gens de l’extérieur sont venus récupérer les deux cadavres pendant la nuit.
— Et l’officier de police Zirgon ?
— Il a laissé faire. Ou alors si ce n’est lui, c’est son collègue Lanprendeux qui est venu le relever dans le courant de la nuit ; mais je ne crois pas. Zirgon a disparu, tandis que Lanprendeux, lui, est rentré à son domicile avec, semble-t-il, la satisfaction du devoir accompli.
— C’est rocambolesque ! déclare le brave Normand.
Je sens que, de retour chez lui, il va se transfuser quelques centilitres de grand calva, histoire de retrouver un peu de ses esprits malmenés.
— Encore besoin de moi ? balbutie-t-il.
— Pas pour l’instant. Retourne te coucher ; tu vas voir comme la baise va être bonne, fatigué comme tu l’es !
BEN OUI
C’est Toinet qui conduit la Rolls de Pinaud, mobilisée pour la circonstance. Je me tiens à son côté.
La Vieillasse et Béru savourent à l’arrière une bouteille de Beaumes de Venise[3] en visionnant un film porno sur le poste de télé incorporé à la banquette avant.
Nous n’en percevons que la bande son, le môme et moi, mais elle nous renseigne quant à la qualité du drame poignant auquel assistent les deux compères.
Il s’agit d’un film historique, voire hystérique, narrant les mésaventures d’une jeunette pendant les guerres napoléoniennes. Alors qu’elle gardait ses oies, une estafette autrichienne égarée se met en devoir de la forcer après lui avoir demandé son chemin. C’est dire que ce militaire barbare est doublement égaré puisqu’il la sodomise sans crier gare (il ne parle presque pas notre langue).
Grâce au ciel, un détachement de lanciers français arrive opinément, qui délivre la pauvre jouvencelle. Reconnaissance éperdue de ladite, ce qui allume les ardeurs des militaires de chez nous, lesquels, n’écoutant que leur braguette, se mettent à foutre la chère fille à qui mieux mieux, sans vergogne, mais avec des chibres gros commack !
Les protestations choquées de la « sauvée » se muent rapidement en gémissements pâmés. L’humble gardeuse de palmipèdes passe de l’innocence la plus obscure au dévergondage le plus effréné, se faisant mettre à tout-va, et par toutes les voies d’accès ; pompant sauvagement des chibres au diamètre plus considérable que les œufs de ses oies, s’activant avec une furia que ses modestes sabots ne laissaient pas prévoir, criant des choses stimulantes entre deux pompages de zobs, s’employant avec tant de fougue et de discernement que les valeureux soldats français, épuisés, sont faits prisonniers sans la moindre difficulté par un corps franc autrichien qui, composé de pédés, bien sûr, comme le sont tous les ennemis de la France, te vous sodomisent les lanciers de l’Empereur, le temps de les déculotter et de les faire s’agenouiller.